« Papa, explique-moi donc à quoi sert l’histoire. » C’est par cet incipit, notoire aux historiens, que l’essai historique de Marc Bloch débute. Historien reconnu de son temps, il est toujours, aujourd’hui, une référence pour tous les étudiants qui aspirent à faire de l’histoire leur métier. Soucieux de nourrir les futures générations de sa conception historique il a entamé la rédaction de cette Apologie. Rappelons néanmoins brièvement qui était Marc Bloch. Né en 1886, fils d’historien il est rapidement reconnu pour son rôle dans le renouveau historiographique qu’il opère, en tant que directeur avec Lucien Febvre, de la revue Annales d’histoire économique et sociale, qui paraît en 1929 pour la première fois. L’école méthodique, qui a formé ces nouveaux historiens, est accusée de fonder son savoir principalement sur le texte, de faire de « l’histoire bataille », d’ignorer certaines analyses comme celle du populaire. En conséquence, elle s’efface progressivement au profit des Annales. Mais Marc Bloch demeure reconnaissant à cette ancienne école, et comme il l’affirme « Je resterai donc fidèle à leurs leçons en les critiquant, là où je le jugerai utile, très librement, comme je souhaite qu’un jour mes élèves, à leur tour me critiquent. » Avec l’avènement des Annales, une nouvelle manière d’aborder les problèmes historiques se construit : la mise en avant de toutes les sources possibles et imaginables, le dialogue entre les sciences, une réévaluation de l’histoire du temps présent… Ce dernier point, par exemple, est particulièrement éloquent car la revue des Annales compte, entre 1929 et 1941, plus de 40% d’articles consacrés à l’histoire contemporaine.[1] Mais cette nouveauté instaurée par les Annales emprunte son inspiration ailleurs, elle puise son renouvellement dans de plus anciennes réflexions : Voltaire peut être vu comme une étape, voire Chateaubriand, qui, dans sa préface aux Études historiques affirme que « Maintenant l’histoire est une encyclopédie ; il y faut tout faire entrer. […] L’historien moderne se laisse-t-il aller au récit d’une scène de mœurs et de passions, la gabelle survient au beau milieu ; un autre impôt réclame ; la guerre, la navigation, le commerce, accourent. »
Concernant Marc Bloch, son œuvre est principalement celle d’un médiéviste, mais toujours, tournée vers le présent. Dans Les rois thaumaturges, savante étude, sous-titrée Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, il revient sur le don des rois de guérir les écrouelles au toucher en concluant distinctement : « Ce qui créa la foi au miracle, ce fut l’idée qu’il devait y avoir un miracle. […] Ainsi il est difficile de voir dans la foi au miracle royal autre chose que le résultat d’une erreur collective. » [2] Au-delà, c’est L’étrange défaite qui doit retenir notre attention. Brillant exercice d’histoire du temps présent, dans laquelle il analyse, dans l’instant, la défaite française durant la Seconde Guerre mondiale. On retrouve alors le point de vue de l’historien, mais aussi celui du soldat – malgré son âge, il insiste pour servir, comme durant la Première Guerre mondiale. Son constat est cinglant : la débâcle française est majoritairement causée par les décisions des élites – politiques et militaires. Au-delà de cette conclusion, c’est ici un plaidoyer pour l’histoire du temps présent que Bloch nous offre entre les lignes, tout en essayant de ne pas tomber dans un subjectivisme qui viendrait heurter la sobriété de son récit. Mais il ne se contente pas d’écrire cette savante analyse. Toujours pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est la victime des lois antisémites, il entre en résistance et il commence à rédiger l’Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, mais sans jamais l’achever. Arrêté, il est torturé et fusillé le 16 juin 1944.
C’est grâce à Lucien Febvre, son ami et associé, que cet ouvrage est corrigé et édité en 1949, malgré les quelques lacunes que l’on trouve toujours. Préfacé par le médiéviste Georges Duby en 1974, celui-ci se montre assez sévère envers cet ouvrage. Il voit dans celui-ci un texte « Un peu trop feutré, chuchotant. Engoncé, englué bien sûr dans ce que nous pouvons aujourd’hui apercevoir comme une épaisseur désuète de traditions et d’habitudes. Quantité de scories résiduelles l’encombrent. » Ce jugement est néanmoins repris par Jacques Le Goff, autre médiéviste, qui, avec l’aide d’Etienne Bloch – fils du défunt historien – reprend l’ouvrage en 1993 et rédige la préface, dans laquelle il porte un regard tout à fait différent, affirmant qu’il « n’est pas un point d’arrivée, mais un point de départ » et qu’il « conserve actuellement une grande part de sa nouveauté, de sa nécessité, et qu’il faut retrouver son efficacité. » En somme, Jacques Le Goff voit celui-ci comme un ouvrage fondamental, et qu’un retour aux sources n’est jamais vain.
Mais alors, quel était le but général de cet ouvrage en vérité ? C’est d’abord une définition de l’histoire : comment peut-on effectuer un travail sur un sujet sans commencer par le délimiter ? Vient ensuite la défense de l’histoire. Défense face à ses détracteurs, ceux qui ne la comprennent pas, voire ceux qui ne la comprennent plus – les historiens méthodistes notamment – mais également face à ceux qui se disent historiens et qui « croient la servir et la desservent » toujours selon Le Goff. Il veut aussi protéger l’histoire et son indépendance face aux autres sciences sociales. Ensuite, c’est une manière de légitimer l’histoire, en tant que discipline scientifique, de lui donner des arguments pour se défendre. Enfin, c’est une méthodologie qu’il propose aux futurs historiens afin d’écrire l’histoire de la meilleure manière possible à ses yeux. Il veut permettre aux futures générations d’arracher définitivement l’histoire aux anciens jugements dont elle était prisonnière. En montrant ce qu’est l’historien et quel est son rôle dans la société, comment il doit travailler, il espère rendre service à l’histoire elle-même. L’idée ici sera de mieux comprendre les aspects saillants de la conception historique de Marc Bloch dans cet ouvrage, de comprendre ses positions et de les expliquer.
1. Qu’est-ce que l’histoire ?
L’objet de cet ouvrage étant évidemment l’histoire, il est nécessaire de la définir. Rappelons originellement que ce « glorieux nom hellène »[3] est issu de l’ouvrage d’Hérodote, Les Enquêtes (Historíai). L’histoire est ainsi quelque chose d’évoluant, qui, d’une civilisation à une autre, se dote de certaines définitions et méthodes. Marc Bloch conçoit ainsi l’histoire comme « une science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l’étude des morts à celle des vivants ». Cette description, qui peut paraître simple au premier abord, est en vérité bien plus riche qu’on ne peut le soupçonner. Remontons à l’origine de cette définition.
L’histoire étant enquête, elle sous-entend un sujet à définir, et donc un choix. Le point de départ de l’histoire, c’est ainsi ce choix que l’historien fait et qui doit être suffisamment identifié pour pouvoir travailler dessus. C’est un choix en bien des aspects, déjà par le sujet : l’étude de l’individu ou bien de son groupe ? l’étude de l’évènement, cette « poussière de fait divers » pour Braudel ou bien de la longue durée, cette histoire « quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ». Le choix est ensuite logiquement géographique et chronologique pour ne pas s’éparpiller inutilement. Vient ensuite le choix des sources, par lequel l’historien trace son parcours. L’histoire est un choix perpétuel, et ce choix « ne sera pas le même que celui du biologiste » car l’histoire est une science à part et répond à un objectif précis. Par son choix, l’historien éclaire le chemin et en désigne un comme étant le sien, pour permettre aux générations suivantes de s’aventurer dans celui qu’il a seulement exhumé mais abandonné en raison de son choix.
Une fois ce premier bilan effectué, attaquons-nous à l’idée répandue que l’histoire serait une science du passé. Cette certitude revient, à « mal parler » pour Marc Bloch. Dire que l’histoire est une science du passé, cela revient à en faire un monstre indéfinissable qui englobe tout et rien à la fois. On trouve ce que l’on veut dans le passé, même des choses dont l’historien ne peut rien faire. Comment le « passé » peut-il être la « matière d’une connaissance rationnelle » ? On peut objecter que ce serait un retour aux sources des premiers « historiens », aux annalistes qui notaient patiemment tous les évènements qui semblaient dignes d’intérêt comme le passage d’une comète, la mort d’un grand prince… Sans mépriser ces pratiques, évitons de retourner à un âge où la critique n’était pas de mise. Cette première et nécessaire « histoire » n’est autre qu’une « première mémoire de l’humanité, confuse comme une perception de petit enfant ». Précisons alors : l’histoire est une science de la durée. Certes, mais d’autres sciences le sont aussi – si ce n’est toutes ? Marc Bloch le démontre avec l’exemple du système solaire : la légitimité de l’historien est-elle nécessaire pour qu’il aborde ce sujet sereinement et avec rigueur ? Peut-il arriver dans le cabinet de l’astronome et se déclarer supérieur à lui par le simple fait de son rang d’historien ? Personne ne l’imagine. L’astronomie revient aux astronomes. Pourtant cela appartient au « passé », et l’historien est incapable de le traiter. Par-là, on comprend mieux l’abjection d’un tel qualificatif pour l’histoire. L’astronomie revient aux astronomes. Néanmoins, rien n’empêche la collaboration entre les deux : quand l’astronome, dans sa science, étudie l’astre, l’historien, responsable de sa science également, peut en étudier les perceptions historiques, les discours qui gravitent autour. Par exemple, si en plongeant dans d’anciens documents, on remarque des discours autour de la comète de 837, l’historien serait incapable de revenir sur des détails techniques propres à l’astronomie. Néanmoins, il peut décortiquer les discours, mieux comprendre les mentalités autour de ce type d’évènements. Ce qui est important c’est le « partage des tâches » pour que chacun soit suffisamment compétent dans son domaine. L’étude d’un évènement vaste comme le « passé » entend une accumulation de multiples couches dont bien-sûr l’histoire fait partie, mais sans être la seule.
Ce qui intéresse et définit plutôt l’histoire pour Marc Bloch, ce sont les hommes, car ce sont eux qui font l’histoire à ses yeux. Dès qu’il y a la trace de l’homme quelque part, il y a histoire, et c’est ce qui fait sa particularité « Derrière les traits sensibles du paysage, [les outils ou les machines,]derrière les écrits en apparence glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. »
Les hommes jouant un rôle central, l’histoire peut être une « science des hommes » et doit être comprise dans le temps. L’historien est lui-même un scientifique du temps d’une certaine manière car « la catégorie de la durée » est « l’atmosphère où sa pensée respire naturellement ». S’intéresser seulement à l’homme, serait incomplet, il faut ajouter le temps à celui-ci car c’est le « plasma même où baignent les phénomènes ». Mais pour Marc Bloch, il est hors de question de diviser la passé du présent, ce « schisme » n’a pas lieu d’être : le temps est « continu », le passé et le présent sont reliés. Par ce lien, l’historien peut effectuer ses recherches car les traces – sur lesquelles nous reviendrons plus tard – du passé viennent matérialiser ce lien et donnent la légitimité au récit historique. Pourtant, le paradoxe du temps pour Marc Bloch est d’être à la fois « continu » et en « perpétuel changement ». Il démontre simplement par là le changement dans le temps des mentalités, des habitudes, de ce qui constitue un peuple. L’historien a donc pour objectif de sortir ces traces, de les exhumer, afin de les rendre accessibles. On peut prendre un exemple à l’époque moderne. On peut ici concevoir le fait de se laver comme appartenant au « temps continu » : c’est une chose que l’on retrouve auparavant. Mais quand on se penche sur l’histoire de la propreté, on remarque que les pratiques changent. À l’époque moderne, la noblesse – précisément la noblesse car on possède plus de sources à son sujet, même si c’est un phénomène aussi présent dans la paysannerie – proscrit l’eau de sa toilette. En dehors du visage et des mains, il faut la fuir comme la peste, car elle est accusée de porter les germes de la maladie, d’ouvrir les pores de la peau… On préfère l’utilisation de chiffons secs ou bien de se parfumer abondamment. C’est ici le temps du « perpétuel changement » car on constate que ces pratiques s’estompent progressivement à la fin du XVIIIe siècle, pour revenir à un usage régulier de l’eau.
On peut rétorquer que considérer l’histoire comme une « science du temps » est banal car elles le sont toutes d’une certaine manière, mais l’histoire, elle, en dépend d’autant plus, car le temps est une contrainte pour elle : il définit sa pratique, son travail, sa légitimité même. Mais face à ce « fleuve des âges » qui « s’écoule sans interruption », l’historien doit également procéder à des divisions pour mieux aborder son sujet. C’est l’occasion pour Marc Bloch de critiquer cette vision de compter par siècles avec rigueur. Le XVIIIe siècle devrait-il commencer forcément en 1700 ? Il n’y a rien de plus inique : l’historien trouverait de multiples raisons de le faire commencer en 1729, 1715… Tout dépend aussi de l’usage qu’en fait l’historien, de son objet d’étude car « L’exactitude véritable consiste à se régler, chaque fois, sur la nature du phénomène considéré. » Alors, pour l’historien du protestantisme, son XVIIe siècle peut commencer dès 1598 et l’édit de Nantes ; pour celui qui s’intéresse à l’iconographie des rois de France du XIVe siècle, peut commencer dès 1285 avec Philippe Le Bel. Ainsi « Le temps humain, en un mot, demeurera toujours rebelle à l’implacable uniformité comme au sectionnement rigide du temps de l’horloge. »
Une fois le principal travail de définition effectué, Marc Bloch s’attaque à ce qu’il nomme « l’idole des origines ». Il a en horreur les « origines » car ce terme est « inquiétant, parce qu’il est équivoque ». Sa polysémie le rend dangereux car il peut signifier à la fois « cause », « commencement » … Utilisé jusqu’à l’abus, c’est un de ces termes qui ne signifie rien, chose à propos de laquelle nous reviendrons plus loin. Les « origines » sont à la fois le début d’une réflexion mais aussi une fin en soi, et c’est ce qui inquiète Marc Bloch : « Pour le vocabulaire courant, les origines sont un commencement qui explique. Pis encore : qui suffit à expliquer. Là est l’ambiguïté ; là est le danger. » Il essaye alors de donner des exemples de cette « obsession embryogénique » et des dangers de celle-ci. Pour n’en prendre qu’un, c’est la manie de fouiller dans les origines de quelque chose pour mieux la discréditer au présent. C’est ce qu’il dénonce dans Les origines de la France contemporaine de Hippolyte Taine. Cette « histoire au service de l’appréciation des valeurs », Marc Bloch n’en veut pas : gloser sur l’histoire pour condamner une « fausse philosophie de l’homme », ce n’est pas ici le propre de l’histoire pour lui. L’utilisation de l’histoire à propos du présent pour « mieux le justifier ou le condamner » est indigne de la fonction de l’historien. Les origines ne sont qu’un morceau du passé, et donc ne signifie rien et l’historien ne doit pas se risquer à « confondre une filiation avec une explication ». Remonter aux origines c’est être voué aux mythes, et comme l’affirmait Foucault « l’origine est toujours avant la chute, avant le corps, avant le monde et le temps ; elle est du côté des dieux, et à la raconter on chante toujours une théogonie. »[4]
C’est toujours dans la lutte contre ce « schisme » de temporalité que Marc Bloch lutte aussi contre cette « idole des origines ». Mais cela nous oblige à revenir sur cette importance que Marc Bloch accorde au présent, et qui peut paraître étrange pour ceux qui voient l’histoire toujours comme cette science du passé. Idéalement, Marc Bloch définit le présent comme « l’infini de la durée, un point minuscule et qui sans cesse se dérobe ; un instant qui meurt aussitôt né. ». Néanmoins, il veut simplifier son approche et accepte d’admettre que le présent « veut dire proche passé ». Il estime que les hommes mettent en place « une phase de faible étendue » qui, même si elle contient le passé, est aussi synonyme de présent : c’est le « proche passé », suffisamment contemporain pour ne pas être hier. Les différences avec notre monde sont si ténues que l’on ne juge pas nécessaire d’en faire une différence : cela lui autorise de ne pas être passé, mais présent. Par-là, Marc Bloch soulève un problème important, toujours d’actualité : quand peut-on commencer à faire l’histoire de quelque chose ? Prenons des exemples contemporains : peut-on faire l’histoire de la crise de la Covid-19, ou bien devons-nous laisser cette étude à d’autres (les journalistes, les scientifiques, les économistes…) et attendre que ces données prennent la poussière pour en faire une étude ? Autre exemple : pouvons-nous faire l’histoire de cette guerre en Ukraine ? On ne peut savoir ce que Marc Bloch aurait répondu, mais rappelons encore une fois que cet homme a effectué un travail remarquable d’histoire du temps présent sur la Seconde Guerre mondiale, et que le présent rythmait son travail. Par exemple, Les rois thaumaturges, que nous citions plus haut, est lié aux fausses informations qui circulaient durant la Première Guerre mondiale. Face à ces fausses nouvelles, qui rôdaient dans les tranchées, l’auteur se fait l’inspecteur d’une autre rumeur, celle du « miracle royal », afin de remonter à la source de cette tradition. Marc Bloch est donc convaincu que l’histoire se fait au présent, avec la rigueur historique, et s’oppose à ceux qui voudraient « épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts ».
Mais alors, on pourrait répondre que l’histoire n’est pas utile, tant ce passé nous est lointain. Effectivement, « les révolutions successives des techniques ont démesurément élargi l’intervalle psychologique entre les générations ». Ainsi, le progrès technique actuel est si grand qu’un écart de deux ou trois générations paraît déjà pour nous une éternité : ce rapport au temps était certainement moindre autrefois. Alors, on s’abandonne, on se détourne de l’histoire, on se désintéresse de ses conséquences, les leçons du passé ne sont pas là pour résoudre nos problèmes mais uniquement pour s’enivrer des grandeurs perdues. Marc Bloch n’admet pas cette vision, car « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la compréhension du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même. » C’est le lien intime entre le passé et le présent que l’on trouve ici : connaître d’où nous venons pour mieux comprendre notre actuel et préparer l’avenir. C’est ce que Marguerite Yourcenar affirmait de sa voix altière : « Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui différent ou les solutions à y apporter ». Le passé ne s’étudie qu’à travers le passé et le présent, il est la condition qui permet de donner « les perspectives d’ensemble dont il était indispensable de partir ». Ainsi, si l’érudit n’a « le goût de regarder autour de lui ni les hommes, ni les choses, ni les évènements », il ne sera jamais historien, au mieux « un utile antiquaire ».
Ainsi, nous y revenons, à cette définition. Cette « science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l’étude des morts à celle des vivants » est maintenant plus claire. Le lien intense que le présent et le passé entretiennent vient tordre le cou à l’idée simple que l’histoire n’est que le passé : les deux sont interdépendants, l’un ne peut s’accomplir sans l’autre et inversement. Au même titre, les hommes sont ici moteur de l’histoire, et comme l’affirme Marc Bloch « le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. »
2. Quelle place pour l’historien ?
Après avoir défini sa matière, il faut définir celui qui participe à sa création : l’historien. Hors de question, pour Marc Bloch, de considérer l’historien, selon un cliché banal, comme un homme en retrait avec son temps. L’historien n’est pas un anachorète. Il doit vivre dans son temps, et est « appelé à rendre des comptes ». L’historien n’est pas plus légitime qu’un autre scientifique à s’isoler, rien ne le justifie, sa profession a une actualité, et le présent a son importance comme nous l’avons compris. Il précise « qu’une science nous paraîtra toujours avoir quelque chose d’incomplet si elle ne doit pas, tôt ou tard, nous aider à mieux vivre » il questionne ainsi le rôle social et moral de l’histoire. Néanmoins, ne tombons pas dans un piège facile : Marc Bloch condamne tout autant la vision passéiste qui voit en l’histoire un guide, un fil conducteur, que l’on suit fidèlement et que l’on blâme quand on constate qu’elle nous trompe. On retrouve cette idée au moment où il rapporte une sentence prononcée par un soldat auprès de lui, quand les Allemands entrent à Paris : « Faut-il croire que l’histoire nous ait trompés ? » Il ne faut pas en attendre trop de l’histoire. On pense qu’elle résout tous nos problèmes, et puis vient la désillusion. Il fait notamment allusion aux attaques de certains intellectuels, dont la célèbre plainte de Paul Valéry :
« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »[5]
L’histoire est-elle condamnée à nous donner de mauvais exemples ? Louis XVI aurait-il été sauvé si Charles Ier n’avait pas été renversé et exécuté ? Napoléon aurait-il songer à son empire sans l’idéal romain ? En somme, ces « faux souvenirs » sont-ils condamnés à toujours se terminer par le fer et par le feu ? Ce n’est pas l’avis de Marc Bloch. On est forcément déçu de l’histoire si on attend trop d’elle, et surtout quand on ne sait même pas ce qu’est l’histoire. C’est du moins la justification que Marc Bloch propose. Cette vision superficielle et surannée de l’histoire « sent l’oratoire et l’Académie plutôt que le cabinet de travail. ». Les belles paroles ne sont pas à proscrire en histoire, seulement, elles ne doivent pas prévaloir sur la rigueur. Ces envolées lyriques sont aussi un morceau de l’histoire, qui n’est pas une science comme les autres, elle ne se contente pas de formules chimiques. L’historien doit maîtriser la plume et ne pas faire de sa discipline un désert stylistique. En un mot, il faut s’empêcher « de retirer à notre science sa part de poésie. »
L’historien doit faire grandir l’histoire et chaque historien étant différent, l’histoire peut prendre toutes les directions possibles. L’histoire doit ainsi permettre « l’apaisement de ses faims intellectuelles ». Beaucoup d’historiens, dont les « positivistes de stricte observance » ne concevaient l’histoire que réduite à certains sujets, comme le militaire, d’où la moquerie autour de cette « histoire bataille » que les Annales désiraient mettre de côté. Or, cette « étrange mutilation », Marc Bloch ne l’admet pas : à quoi bon une histoire qui découpe minutieusement des no man’s land et condamne la recherche historique ? Cette mutilation n’est qu’une béquille qui empêche l’histoire à se dévouer à de nouvelles recherches, à des visions supérieures. C’est justement le rôle de cette nouvelle génération d’historiens, de pouvoir lever le barrage qui bloque le flux de la connaissance historique en introduisant de nouveaux thèmes – par exemple Marc Bloch apporte des propos intéressants et pionniers sur l’histoire des mentalités. Mais pour que ce renouvellement ait lieu, il faut aussi que les « faims intellectuelles » soient suffisantes : l’historien doit être curieux de tout.
De même, Marc Bloch s’attaque à un autre problème lié aux anciennes écoles historiques, avec cette « image vraiment comtienne » qui consiste à vouloir faire déboucher l’histoire sur « des démonstrations d’emblée irréfutables, à des certitudes formulées sous l’aspect de lois impérieusement universelles. » Pour y parvenir, l’historien devait obtenir un « savoir rationnel » que Marc Bloch nomme le « résidu », qui n’est autre que l’évènement. Évidemment, l’évènement a son importance en histoire, mais il ne faut pas en faire une obsession. C’est un combat que mènent les Annales avec Marc Bloch et Lucien Febvre : ne pas faire de l’évènement politique une idole. Un élève de cette école, Fernand Braudel, illustre moderniste, l’a bien compris en publiant plusieurs années après son travail sur la Méditerranée où il réinvente l’histoire en ne faisant pas l’histoire d’un prince, mais d’un lieu, allant donc contre cette histoire des évènements politiques. Mais si les critiques envers les anciennes générations sont nombreuses, il admet tout de même l’héritage colossal de Durkheim, qui « nous a appris à analyser plus en profondeur, à serrer de plus près les problèmes, à penser, oserais-je dire, à moins bon marché ». Il montre donc que l’histoire a longtemps dépendu de la sociologie. Néanmoins, elle n’a laissé qu’un pauvre os à ronger à l’histoire aux yeux de Marc Bloch, en se réservant ce qui était rationnel. Ce n’est pas ainsi que Marc Bloch conçoit l’histoire dans ses relations. Les autres sciences doivent dialoguer, se comprendre, se compléter au besoin, mais toujours sur un pied d’égalité. L’histoire n’a pas à devenir vassale d’une plutôt que de l’autre, elle ne doit pas aspirer non plus à une autonomie, mais à son indépendance.
On le comprend par ces multiples aspects, l’historien a beaucoup à faire pour l’histoire. Cela s’explique notamment « Car l’histoire n’est pas seulement une science en marche. C’est aussi une science dans l’enfance. » Ici, c’est une double réflexion qui s’offre à nous : l’histoire ne doit pas être immobile, sous peine de s’enfoncer dans des sables inconnus ; elle doit toujours avancer, progresser, mais toujours avec la rigueur scientifique, pour ne pas tomber dans certains écueils. Le propre de l’histoire, c’est d’avancer, et d’échapper aux manipulations, elle est fragile et si l’historien a un devoir envers la société, il en possède un également envers sa discipline qu’il doit ménager de souffrances inutiles, qui donneraient du grain à moudre aux commentateurs d’Académie. Cette idée d’une histoire en marche, irrigue la totalité de son ouvrage. La fragilité de l’histoire tient à sa jeunesse à son « enfance » : même si l’histoire existe depuis longtemps, c’est le XIXe siècle qui lui offre de grands titres de noblesse et que les historiens eux-mêmes deviennent des figures majeures : Guizot, Thiers… En d’autres termes, c’est un « tard-venu dans le champ de la connaissance rationnelle »
Enfin, la démarche de l’historien doit être connue, cela fait partie de l’honnêteté nécessaire de sa profession. Marc Bloch forme alors un vœu pieux, souhaitant que tous les livres d’histoire qui se respectent contiennent un paragraphe « Comment puis-je savoir ce que je vais vous dire ? » afin de montrer au lecteur, la démarche de l’historien, comprendre son cheminement intellectuel, ses échecs, ses joies, car « Le spectacle de la recherche, avec ses succès et ses traverses est rarement ennuyeux. C’est le tout fait qui répand la glace et l’ennui. »
Comprenons pleinement donc le rôle de l’historien. Il doit, par sa rigueur, élever l’histoire au rang de science afin qu’elle échappe à certaines accusations. En lui donnant une scientificité, elle est protégée, elle quitte le simple champ idéologique elle se détache des éternels moralistes – et donc la critique valéryenne s’en trouve désarmée. L’historien doit venir en aide à l’histoire car celle-ci n’est pas autonome. Il faut que l’historien l’accompagne, soit son tuteur et l’aide à grandir, comme un père attentionné protège son enfant chéri.
3. À partir de quoi fait-on l’histoire ?
Nous l’avons compris, l’historien, pour faire son récit, doit « unir l’étude des morts à celle des vivants », ce qui sous-entend alors de se pencher sur les sources, sur la matière première de l’historien. Il doit reconstituer un « crime auquel il n’a point assisté » en se basant sur des traces anciennes.
Nous l’avons vu, l’histoire est avant tout un choix, et comme précisé, il s’opère aussi dans les documents. Mais cette idée de choix le rend, dans un sens, otage également. Ce que l’obscur chroniqueur du Xe siècle a décidé de recopier relève aussi d’un choix : il a sacrifié une autre information au profit de celle-ci, qu’il jugeait plus pertinente. On pardonne ainsi à l’historien une certaine mélancolie, car il aspire à des sources qui, parfois, n’existe plus, simplement par choix. Il est en permanence convaincu qu’il échappe à quelque chose mais sans savoir vraiment quoi, car l’historien ne peut « comme Ulysse, nourrir les ombres de sang pour les interroger ».
Mais si une source n’existe plus, l’historien doit alors faire autrement, et c’est là qu’intervient la variété des sources possibles, grand combat des Annales. L’historien doit arracher ses chaînes de l’idole du « récit », que les méthodistes vénéraient avec trop de sérieux. Certes, le récit a un intérêt, mais il ne nous dit pas tout, loin de là : il faut le fondre dans un ensemble plus vaste. Alors, l’historien doit se rappeler qu’aucune source n’est destinée précisément à un type de travail. Par cela, il faut estimer que dans un roman de l’époque par exemple – ou une hagiographie comme Marc Bloch donne l’exemple – l’historien peut trouver son compte. L’historien ne doit pas négliger les autres « traces », qu’il définit comme une « marque, perceptible, aux sens, qu’a laissée un phénomène en lui-même impossible à saisir » La trace permet à l’historien de se retrouver dans son travail, même si « l’objet originel se trouve, par nature, inaccessible à la sensation ».
Prenons ici quelques exemples. Dans Le bourgeois gentilhomme de Molière, on retrouve cet extrait :
MONSIEUR JOURDAIN : Je me suis fait faire cette indienne-ci.
LE MAÎTRE À DANSER : Elle est fort belle.
MONSIEUR JOURDAIN : Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE : Cela vous sied à merveille.[6]
Cet extrait, peut paraître anodin quand on le lit sans la loupe de l’historien. Néanmoins, Molière est une véritable aubaine pour l’histoire, notamment pour la culture matérielle. Si on revient à notre extrait, on remarque qu’il fait référence à « l’indienne », un vêtement de coton avec des motifs, qui gagne en popularité en Europe au milieu du XVIIe siècle. Cette information est intéressante car elle nous montre d’abord la popularité de ces vêtements à la cour – Molière écrit pour la cour, donc il est un reflet de la culture de la cour – et au même titre, elle montre l’intensification de ce commerce entre Orient et Occident. Ce ne sont ici que quelques conclusions que l’on peut tirer des extraits de ce genre. Celles-ci peuvent paraître anodines, mais elles viennent confirmer des idées, voire en exhumer de nouvelles. Un autre exemple est l’iconographie, qui elle aussi, est majeure pour la culture matérielle. Il suffit de prendre un tableau des frères Le Nain, représentant la paysannerie, pour mieux comprendre les habitudes alimentaires, vestimentaires, bref culturelles, de cette partie de la population.
Toutes ces traces sont immuables, dans le sens où elles n’évoluent pas, elles ne changent pas le passé qui est « une donnée que rien ne modifiera plus ». À l’inverse « la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne. » Ce qui compte c’est de bien interroger ces traces, afin de mieux connaître le passé. L’historien, à défaut de disserter sur le vide – bien que certains historiens s’en accommodent – doit donc rendre compte d’un monde « un peu exsangue, d’un monde sans individus » s’il lui est impossible de trouver les traces nécessaires. Il faut que l’historien sache dire « Je ne sais pas, je ne peux pas savoir » : il n’y a pas de honte à cela, à condition qu’auparavant, il ait donné toute son énergie pour savoir.
Après avoir mieux défini les multiples formes que les sources peuvent revêtir, il faut s’intéresser à l’objectif du récit en lui-même. Les Enquêtes d’Hérodote, jusqu’au dernier papier de l’Humanité, ne sont là que pour nous donner un récit conforme aux désirs de l’auteur, tandis que d’autres documents, comme « des papyrus des morts », ont comme fonction originelle « d’être récitées par l’âme en péril et entendues des dieux seuls ». Il faut alors distinguer dans les « témoignages » deux catégories : ceux qui ne sont pas destinés à être racontés et que nous appellerons ici « involontaires » et les second, qui sont plutôt « narratifs », eux, destinés à la lecture. Pour Marc Bloch, le témoignage « narratif » apporte, certes, une connaissance, mais demeure prisonnier du dessein de son auteur. Dans le témoignage « involontaire », destiné à remplir la chronique d’un grand prince ou bien d’informer une population sur une grande bataille militaire, la déformation n’est pas utile, ou du moins, elle n’est pas du même ressort. Le premier type est méthodiquement réfléchi là où le second correspond à d’autres logiques : une mémoire qui lui fait défaut, le désir de synthétiser… Ainsi, la déformation du récit n’est pas « à l’intention de la postérité ». Ce témoignage « involontaire » est justement majeur pour l’historien car il lui permet de lever le silence sur certains sujets peu abordés généralement. Par exemple, on peut chercher les lignes dédiées à la vertu du peuple chez Grégoire de Tours ou Froissart, c’est un travail qui risque d’être décevant, là où dans des témoignages annexes, il est possible de trouver certaines traces, comme dans un ex-voto par exemple. Néanmoins on peut bien-sûr retrouver des allusions au peuple chez Froissart, mais pas dans des termes très élogieux – la révolte des Maillotins par exemple – et c’est alors à l’historien d’organiser tout cela. L’historien n’a pas à vivre dans la fatalité car son objet d’étude n’est pas présent dans les sources « officielles ». Il doit persévérer et passer par ces témoignages transversaux, qui, au détour d’une ligne, font allusion aux silences de l’histoire. Les Mémoires de Saint-Simon sont parfaites, car au-delà des ragots de la cour, c’est la cour elle-même qui s’offre à nous, dans sa vie, dans sa banalité parfois. L’historien ne doit pas « enregistrer [purement et]simplement les propos de nos témoins » mais il doit « les faire parler [, fût-ce contre leur gré,] ». Marc Bloch évoque également la « psychologie des témoignages » par laquelle il essaye de comprendre le rôle que la psychologie peut jouer pour nous faire comprendre certaines situations. Cette « psychologie » joue un rôle majeur dans le propos de Marc Bloch, et on peut le comprendre quand on connaît sa définition de l’histoire, où l’homme est central.
Rappelons enfin que les sources « ne parlent que lorsqu’on sait les interroger », et on peut faire écho à ce que Robin G. Collingwood disait dans The Historical Imagination : « L’élargissement du savoir historique provient principalement de ce qu’on trouve comment utiliser comme moyen de preuve telle ou telle sorte de fait perçu que les historiens avaient jusqu’ici pensé sans utilité pour eux. »[7] Cette pierre que l’on ramasse au hasard dans une vieille carrière, peut, dans quelques décennies, ou siècles, être un témoignage direct, car tout peut servir à l’historien, et qu’il doit regorger d’ingéniosité pour trouver comment faire son récit, car l’histoire doit se faire « Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. » [8]
Et, au sommet de cette pyramide des sources, se trouve les archives. Ce lieu dans lequel « ce qui se trouve ainsi mis en jeu n’est rien moins que le passage du souvenir à travers les générations. » représente un trésor qu’il faut protéger et auquel Marc Bloch donne une importance particulière. Cet appel a été entendu considérant la protection accordée aux archives aujourd’hui, comme la loi du 3 janvier 1979, qui, entre autres, donne une définition légale aux archives.
4. Vers la critique historique
Après ce passage dans les sources, il faut en venir au bon sens de l’historien, et plus précisément sur son esprit critique, qui est un pilier de l’histoire – si on aspire à faire une histoire sérieuse. Effectivement, si les sources sont les denrées de l’historien, elles peuvent le tromper, c’est ici que la critique intervient. Marc Bloch trouve alors des pères de la critique, qui permettent de faire la différence « entre le mensonge et la vérité ». On y trouve Daniel van Papenbroeck et Jean Mabillon – sur lesquels je vais revenir – Richard Simon qui participe à rendre populaire la critique biblique en français et enfin Spinoza et Descartes.
Revenons, pour exemple, sur l’histoire de Papenbroeck et Mabillon. Le premier est mandaté par le pape pour continuer le travail sur les vies de saints (Acta Sanctorum), mais, face à cela, il demeure sceptique : les données généalogiques et chronologiques de l’ouvrage qu’il trouve dans certains diplômes mérovingiens ne correspondent pas. Alors, au début du second tome des Acta Sanctorum, il publie un court texte « sur le discernement du vrai et du faux dans les vieux parchemins. »[9] Malgré son effort, cette « méthode » n’est réservée qu’à un type de document, et, de surcroît, elle est obsolète car elle ne prend pas en compte certains aspects. On remarque néanmoins une prise de conscience intéressante. En outre, en critiquant ces documents, il s’attaque à des diplômes royaux importants conservés à Saint-Denis. En réaction, Jean Mabillon reprend alors le travail de Papenbroeck, et, sans l’attaquer, affine son approche, en rédigeant un traité, publié 1681, où il fonde les règles fondamentales pour étudier les diplômes et chartes. Cet ouvrage, intitulé De re diplomatica prend en compte plus de 200 documents détaillés, et s’intéresse à diverses aspects : matière du papier, encre, orthographie, chronologie… Papenbroeck lui-même s’inclina face à cette masse d’érudition.
En bref, l’avènement d’une « méthode rationnelle de la critique » a donc été un fait majeur dans l’histoire et pour l’histoire. Malgré quelques efforts, quelques réflexions antérieures – comme Pomponazzi estimant que la sainte ampoule ne conférait pas un pouvoir particulier de guérison aux rois – la réflexion n’allait pas plus loin, on ne voulait pas « nier la manifestation elle-même ». C’est donc le XVIIe qui permet une première avancée. Petit à petit, le fait sera désormais analysé, réfléchi et jugé. L’héritage n’a pas à être considéré immaculé simplement car il est héritage. Il faut toujours douter de lui, même s’il vient des plus grands.
5. Vers l’application de l’esprit critique
Mais si cette critique éclot au XVIIe son influence demeure légère au début. Effectivement, dans certains « ouvrages historiques d’une certaine envolée » l’esprit critique est évacué au profit d’une idéologie, d’un désir de manipuler le passé – tout ce que nous avons décrit plus haut. Le manque d’esprit critique risque de décrédibiliser l’histoire, mais aussi d’empêcher l’historien de se poser les bonnes questions face aux documents. Même au XXe siècle on retrouve ces erreurs, et Marc Bloch donne des noms « Maurras, Bainville ou Plekhanov affirment là où Fustel de Coulanges ou Henri Pirenne auraient douté. » L’historien doit toujours douter, car le doute est sain. Ainsi, même face à un document qui semble acquis, il doit traquer l’information pour la comprendre dans son entièreté. La critique doit permettre de lutter contre l’imposture, un des poisons de l’histoire, qui peut revêtir différentes formes : « sur l’auteur et la date », « sur le fond » … Par exemple, un document mal daté, voire antidaté, ou bien une fausse information donnée dans un texte. Le remaniement des sources est lui aussi un danger
Néanmoins, si les leçons de Mabillon sont éclairantes, il faut aller plus loin et voir comment l’historien peut étendre certaines leçons à tous les domaines de l’histoire. D’abord, cela passe par le croisement des sources. Comme le scientifique doit procéder à plusieurs expériences pour vérifier son hypothèse, l’historien doit procéder à l’étude de multiples sources pour vérifier la sienne. Le croisement des sources est élémentaire pour l’histoire : un fait nous semble douteux, alors nous devons le comparer à un autre et si on ne peut le vérifier, alors l’historien doit faire preuve d’humilité et ne pas utiliser cette source ou bien, exprimer son scepticisme à son sujet. Un autre problème émerge alors : que faire si deux sources s’opposent ? Là encore, l’historien doit procéder méthodiquement et comprendre l’œuvre du point de vue de son temps, de son auteur… Quel crédit accorder à des mémoires en vérité ? sont-elles sincères ? C’est un de ces témoignages « narratifs » dont nous évoquions les dangers plus haut. Beaucoup de ceux qui ont écrit leur vie s’enorgueillissaient de ne pas mentir. Rousseau par exemple, et pourtant il n’est pas remarqué pour son honnêteté dans ses Confessions. Et alors, que penser d’un Chateaubriand qui affirme « si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir. »[10] et dont on peut retracer méthodiquement la vie de mensonge ? Cette manière de traquer le mensonge dans un récit, en comparant deux récits pour connaître la sincérité, Marc Bloch préfère la qualifier de « psychologique ». Dans d’autres cas, c’est la tradition, la coutume qui nous guide. Prenons un exemple. Si le moderniste, en lisant une correspondance datée du XVIIIe siècle, trouve un « E à aigrette », c’est-à-dire un « e » en deux parties avec une petite virgule, il trouvera évidemment cela étrange, car c’est une pratique qui n’existe plus au XVIIIe siècle. Il devra alors approfondir son étude pour comprendre cela.
En plus de ce croisement des sources qui est nécessaire pour l’histoire, c’est l’impartialité que l’on peut aborder ensuite. L’historien ne doit pas porter de jugement face à l’histoire, et raconter seulement les choses « telles qu’elles se sont passées » pour Leopold von Ranke, ou comme aurait dit Chateaubriand « son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire ; il ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre. »[11] Ainsi « Le savant […] est invité à s’effacer devant les faits. » L’historien doit être impartial, non pas comme le juge, mais comme le scientifique. Les deux observent et interrogent des témoins, mais la finalité est différente. Le juge prononce sa sentence pour rendre la justice, pour juger simplement donc, là où l’historien le fait pour comprendre. Le jugement est un danger pour l’histoire, notamment du point de vue moral. Il estime que l’historien a trop longtemps été vu comme un « juge des Enfers » qui se permettait de dire ce qu’un Vercingétorix ou un Talleyrand avait fait de bien et de mal. Ce qu’il manque alors à l’historien, c’est cette retenue morale : « On oublie qu’un jugement de valeur n’a de raison d’être que comme la préparation d’un acte et de sens seulement par rapport à un système de références morales, délibérément accepté. » Il faut se plonger dans une ambiance particulière de l’époque et lutter contre les anachronismes : pouvons-nous dire que Saint Louis était antisémite car il a participé à une expulsion des Juifs ? Si on compare cela à son époque, il n’était pas rare de trouver tel comportement : le débat est ouvert. Au même titre, pouvons-nous juger des pratiques matérielles ? En un mot, l’historien doit comprendre et non juger. C’est une nouvelle fois, un de ses leitmotiv car les affres du jugement amènent à « perdre jusqu’au goût d’expliquer ». « Les passions du passé mêlant leurs reflets aux partis pris du présent, le regard se trouble sans recours et, pareille au monde de manichéens, l’humaine réalité n’est plus qu’un tableau en blanc et noir ». Qu’importe que François Ier puisse avoir raison de s’allier au Grand Turc, il n’appartient pas l’historien de décider de cela. Il peut, disserter sur les avantages concrets de cette alliance, mais il ne peut pas se prononcer au-delà, il ne doit pas « s’hypnotiser sur son propre choix au point de ne plus concevoir qu’un autre, jadis, eût été possible. » Sur l’historien plane éternellement le risque de « transporter arbitrairement, dans le passé, une notion toute subjective du bien public. » Et si l’historien doit admettre prendre une position, comme affirmer la trahison d’un homme, alors il doit se renseigner sur les écrits de ce temps : comment celle-ci a été interprétée ? Il faut revenir en partie à la source pour mieux comprendre – c’est la leçon de Yourcenar plus haut inscrite.
Marc Bloch réfléchit ensuite au langage historique. L’histoire étant une science des hommes, elle base son propos sur des choses qui ont existé, à l’inverse du physicien, du géologue, qui doit jargonner pour trouver un dialecte particulier et corporatif mais il se doit aussi de créer des termes spéciaux. C’est donc un vocabulaire « déformé par un long emploi » qu’il utilise parfois, avec certains risques et il doit toujours avoir à l’esprit que le mot qu’il utilise a été « écrit sous la dictée d’une époque chaque fois différente ». Marc Bloch prend l’exemple du terme de « voiture » : doit-on comprendre l’utilisation d’une automobile, d’un fiacre, d’un cheval… Au même titre, parfois, deux mots existent pour une réalité assez proche : l’outil et celui qui possède et utilise cet outil par exemple. Alors l’historien peut se passer du vocabulaire prémâché que lui offre l’histoire, mais il risque l’anachronisme « au regard d’une science du temps, le plus impardonnable ». Marc Bloch prend l’exemple du Moyen Âge et de la division entre les hommes libres et ceux qui ne le sont pas. Ici, un problème se pose avec la notion de liberté, qui, comme écrivait Valéry, a « plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique »[12]. Pour y répondre, l’historien peut inventer le concept de « demi-liberté », sorti de nulle part, et qui au même titre est nuisible pour la recherche, car elle rend l’historien passif. Le vrai historien ne se contente pas d’inventer un concept creux pour y placer les problèmes, il va au cœur de ces derniers : l’historien, si le mot liberté ne convient pas, doit aller comprendre ce qu’est la liberté à cette époque, afin de faire preuve d’une certaine honnêteté intellectuelle et plutôt que de se contenter d’un néologisme creux, expliquer patiemment ce qu’est la liberté en ce temps. L’historien peut créer un vocabulaire, mais celui-ci ne doit pas avoir pour but de « ramener ses catégories aux nôtres », il faut toujours réfléchir dans le contexte d’écriture. Ces mots, qui ne signifient plus rien aujourd’hui à force d’avoir été utilisé, sont nombreux. Bloch donne l’exemple du mot capitalisme, que l’on fait naître un peu partout selon son bon vouloir, vidé de toute substance. Ces mots vides, on ne manque pas de les trouver sous la plume de certains : Valéry encore, disait que « Le mot peuple, par exemple, avait un sens précis quand on pouvait rassembler tous les citoyens d’une cité autour d’une tertre, dans un Champ de Mars. » tandis que maintenant c’est « un terme monstrueux dont le sens dépend de la phrase où il entre ».[13] Bernanos, lui, s’en prend au terme de démocratie, qui est « vidé par l’usage », car il « sert maintenant à tout et à tout le monde, à M. Staline comme à M. Churchill. »[14] Ces quelques exemples sont pertinemment ce que vise Marc Bloch avec la critique historique. Par le croisement des sources, le refus du jugement, la réflexion autour de la « nomenclature », il désire donner aux historiens des réflexes. Un terme appartient à une époque. Taper sur le bourgeois qui aurait fomenté la Révolution française, ne revient pas à admettre qu’il est aujourd’hui le même. Vider un terme de son siècle, n’a pas de sens pour la rigueur historique. L’historien doit donc sans cesse jongler pour obtenir le « langage de l’histoire » et son vocabulaire doit être « serviable à tous » : savoir user du vocabulaire historique en l’explicitant et si besoin fonder un terme, mais en excluant l’anachronisme.
6. Que retenir de Marc Bloch ?
Dans ces pages, Marc Bloch, nous livre sa vision de l’historien et de son objet d’étude, l’histoire. Bien qu’il ne soit pas achevé, il donne ici quelques principes éclairants pour la recherche historique. La simplicité de certains ne doit pas nous égarer, et Marc Bloch répondrait sûrement qu’on ne peut comprendre un document si on ne prend pas en compte son « environnement psychologique ». C’est là une réponse satisfaisante à ces attaques. Il fait ici de certains principes le cœur de son analyse : le temps, « ce grand sculpteur » comme le disait Victor Hugo, joue un rôle majeur et Marc Bloch participe ici à le simplifier et à lui donner des airs logiques ; les hommes aussi prennent une tournure particulière, car partout où ils sont, ils sèment l’histoire. C’est l’ouvrage d’un homme qui estimait que « l’histoire n’est pas encore telle qu’elle devrait être. » et qui, dans un contexte où il craint pour l’avenir de son pays occupé, il craint pour cette « science dans l’enfance ». Il craint que, comme la France, elle ne tombe sous « la Bête triomphante »[15] et veut ainsi donner aux historiens quelques moyens pour garantir leur indépendance et donc celle de l’histoire. On ne peut que rejoindre Jacques Le Goff qui voit en lui un ouvrage d’actualité, et cela en bien des tonalités : « En notre époque, plus que jamais exposée aux toxines du mensonge et du faux bruit, quel scandale que la méthode critique manque à figurer. » Nul n’osera le contredire.
Bibliographie
Ouvrages
Bloch, Marc. Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Dunod, 2020
Caire-Jabinet, Marie-Paule. Introduction à l’historiographie, Armand Colin, 2020.
Prost, Antoine. Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 2010.
Samaran, Charles (dir.). L’histoire et ses méthodes, Pléiade, 1961
Valéry, Paul. Regards sur le monde actuel et autres essais. Gallimard, 2021.
Article
Noiriel, Gérard. « En mémoire de Marc Bloch. Retour sur l’Apologie pour l’histoire » dans Genèses, 17, 1994. Les objets et les choses, sous la direction de Francine Soubiran-Paillet. pp. 122 à 139.
[1] Caire-Jabinet, Marie-Paule, Introduction à l’historiographie, Armand Colin, 2020.
[2] Bloch, Marc. Les rois thaumaturges, Gallimard, éd. 1987, p. 428-429. Cité dans : Ibid.
[3] Bloch, Marc. Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Dunod, 2020
[4] Foucault, Michel. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » dans Id. Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1983. Cité dans : Kalifa, Dominique. Les historiens croient-ils aux mythes ? Publications de la Sorbonne, 2016.
[5] Valéry, Paul, Regards sur le monde actuel et autres essais. Gallimard, 2021.
[6] Molière, Le bourgeois gentilhomme, Gallimard, 2013.
[7] Collingwood, Robin George. The Historical Imagination. Cité dans : Prost, Antoine. Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 2010.
[8] Febvre, Lucien. Combats pour l’histoire. Cité dans : Ibid.
[9] Samaran, Charles (dir.), L’histoire et ses méthodes, Pléiade, 1961
[10] Chateaubriand, François-René de, Mémoires d’outre-tombe, Le Livre de Poche, 1998.
[11] Chateaubriand, François-René de, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Gallimard, 2005
[12] Valéry, Paul, Regards sur le monde actuel et autres essais. Gallimard, 2021.
[13] Ibid.
[14] Bernanos, Georges, La liberté, pour quoi faire ?, Gallimard, 2019.
[15] Aragon, Louis, Le Fou d’Elsa, Gallimard, 2002.