Au sens matériel, une constitution désigne l’ensemble des règles écrites ou coutumières qui déterminent la forme de l’État (unitaire ou fédéral notamment), l’organisation de ses institutions, la dévolution et les conditions d’exercice du pouvoir y compris le respect des droits fondamentaux. Ainsi, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, dans une perspective libérale, déclare que : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».
Au sens formel, la constitution est un acte juridique suprême de l’État consignant les règles constitutionnelles au sens matériel. Si la modification du texte constitutionnel obéit à une procédure plus solennelle que la procédure législative ordinaire (ex : majorité qualifiée qui correspond à 2/3, référendum), on est en présence d’une constitution qualifiée de « rigide ». Par opposition, une constitution est dite « souple » si elle peut être révisée dans des conditions identiques ou proches de la procédure législative ordinaire.
En somme, sur cette base, nous pouvons donner la définition minimale suivante d’une Constitution : « La Constitution est l’acte solennel soumettant le pouvoir étatique à des règles limitant sa liberté pour le choix des gouvernants, l’organisation et le fonctionnement des institutions, ainsi que dans ses relations avec les citoyens et fixant un certain nombre de droits fondamentaux ».
1. Signification symbolique de la Constitution
La Constitution apparaît avant tout comme un symbole avant d’être un acte normatif. La Constitution représente un acte, celui de l’acte fondateur, au sens du mot archè en grec ancien, compris dans sa polysémie, c’est-à-dire à la fois un commencement (a), mais aussi un commandement (b).
1.1. Un commencement
L’entrée en vigueur d’une nouvelle constitution marque généralement l’apparition d’un État, par exemple aux États-Unis ou encore dans les États africains nés de la décolonisation. La naissance d’un État, débutant juridiquement par l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution, promulguée par le pouvoir constituant originaire,[1] est également le moment qui acte l’entrée d’un nouveau membre dans la société internationale.
Dans certaines circonstances, les peuples aspirent à l’élaboration d’une Constitution qui, mettant fin à une période d’incertitude ou de désordres, symbolise un retour au cours normal des choses, organise le pouvoir, fixe les règles de son fonctionnement, apporte la sécurité sur le plan interne et la respectabilité sur la scène mondiale. Ce fut le cas par exemple de la Constitution du 4 octobre 1958 venant mettre fin à l’instabilité politique de la quatrième République et à la crise algérienne.
1.2. Un commandement
Ce symbolisme est aussi l’occasion de l’affirmation d’un changement de régime. Ce changement de régime est provoqué par une volonté de rupture philosophique et politique avec le régime précédent. Une Constitution a donc pour objet de signifier qu’un pays se donne une nouvelle destinée qui répond à une conception de la politique radicalement différente de ce qu’elle était jusqu’alors. À travers une Constitution, c’est donc un changement d’ère qui est affirmé, ce changement passant par la répudiation de certains principes jugés obsolètes ou iniques pour épouser d’autres principes estimés plus conformes aux nouvelles attentes du peuple constituant. Cette dimension symbolique se matérialise parfaitement dans la formule « Ancien régime » pour qualifier le régime Français avant qu’il ne prenne la forme républicaine de gouvernement.
2. Brève présentation de l’histoire des Constitutions données à la France depuis 1789
L’histoire constitutionnelle de la France est singulière et se distingue de celle des États-Unis ou du Royaume-Uni en ce que notre histoire constitutionnelle est marquée par son caractère chaotique du fait du grand nombre de textes constitutionnels qui ont été adoptés et de régimes politiques qui ont été mis en œuvre. Ce nombre est d’ailleurs fluctuant selon que l’on retienne une conception étroite ou bien une conception large.
Dans une conception étroite, c’est-à-dire une conception ne retenant que les textes constitutionnels qui ont institué un nouveau régime politique, l’on dénombre dix textes constitutionnels avant la quatrième République, la Constitution de la cinquième République serait la onzième. Dans une conception large, c’est-à-dire un régime politique qui fonctionne sans texte constitutionnel, par exemple le gouvernement provisoire sous De Gaulle ou encore les textes constitutionnels qui n’ont jamais été appliqués comme la Constitution de 1893, l’on aboutit à vingt-et-un texte constitutionnel et trente régimes politiques distincts. Certains régimes, enfin, ont connu des évolutions non écrites (le Second Empire, « libéral » à partir de 1860 ou encore la « Constitution Jules Grévy[2] », transformant la logique institutionnelle de la troisième République à partir de 1879).
Néanmoins, cette instabilité doit être relativisée : si les textes ont changé, une certaine stabilité du personnel politique demeurait, ainsi, nombre d’institutions politiques ou administratives ont pu survivre aux tempêtes, comme le Conseil d’État, les grandes administrations, ou les institutions locales, à l’image des préfets. Il faut ainsi souligner une grande continuité administrative, derrière l’apparente discontinuité des formes constitutionnelles.
A. Le déroulé factuel de l’élaboration de la Constitution de 1958
C’est le Gouvernement investi le 1er juin 1958, présidé par le Général Charles de Gaulle, qui est chargé d’élaborer un projet de constitution. De juin à juillet 1958, de Gaulle va confier la rédaction de la Constitution au garde des sceaux de l’époque, un certain Michel Debré. Ce dernier va s’entourer de collaborateurs parmi lesquels des membres du Conseil d’État, des représentants du Général de Gaulle et des représentants des ministres d’État. A partir de ce premier texte, un comité interministériel, présidé par de Gaulle, va se réunir pour améliorer la rédaction juridique du texte. Du 23 au 26 juillet, le texte va être examiné et adopté par le Gouvernement.
La loi constitutionnelle du 3 juin 1958 avait imposé que le Gouvernement recueille l’avis d’un comité consultatif composé essentiellement de parlementaires. Ce comité est présidé par Paul Reynaud, farouche partisan d’un régime parlementaire. Le 1er août 1958, le comité consultatif va faire remonter ses observations et le projet est ensuite repris par le Gouvernement qui saisit le Conseil d’État le 21 août 1958 qui rendra son avis sur le projet constitutionnel le 28 août 1958. Le projet définitif va être adopté par le Conseil des ministres le 3 septembre 1958 et sera soumis à l’approbation du peuple Français par la voie référendaire le 28 septembre 1958. Le projet de nouvelle Constitution est approuvé à hauteur de 82,60%. Il porte la date de la promulgation (entrée en vigueur) par le chef de l’État, le 4 octobre 1958.
B. Les sources d’inspirations de la Constitution de 1958
Il y a trois grandes sources d’inspiration et d’interprétation du texte constitutionnel. Il y a d’abord l’interprétation des ministres d’État, qui voient dans le texte de 1958 un régime parlementaire classique avec un chef de l’État faible. Pour eux, l’essentiel réside dans l’établissement d’un Gouvernement dit de législature, en d’autres termes, un Gouvernement qui fonctionne à travers les relations entre un Gouvernement et un Parlement qui vont s’unir par un contrat de législature. Ce qu’ils voient dans le texte de la Constitution de la cinquième République est une modernisation, une rationalisation du parlementarisme, mais surtout un régime dans lequel le Président de la République est une institution faible, en ce que son rôle doit strictement arbitral. Beaucoup de dispositions du texte constitutionnel vont dans le sens de cette lecture, notamment l’article 5 qui va qualifier le Président de la République « d’arbitre », l’article 49 qui va fonder le principe de la responsabilité gouvernementale devant le Parlement ou encore l’article 20 qui dispose que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. »
La deuxième source d’inspiration est celle de Michel Debré. Le régime de la cinquième République est un « régime parlementaire rationalisé » qui doit permettre la stabilité gouvernementale et donc la stabilité politique. L’expression « parlementarisme rationalisé », notion définie par le juriste Boris Mirkine-Guetzevitch, désigne un ensemble de techniques en droit constitutionnel ayant vocation à remédier aux dérives du parlementarisme, afin d’éviter tout retour à la situation d’instabilité qui caractérise la quatrième République, régime politique qui a connu en douze ans d’existence vingt-deux gouvernements qui se sont succédé, ce qui porte à sept mois la durée de vie moyenne d’un gouvernement. L’un des plus éminents exemple de cette « rationalisation du parlement » est l’article quarante-neuf alinéa trois dit « engagement de responsabilité » permettant au gouvernement de faire passer un texte de loi en contournant le vote du parlement en s’exposant néanmoins à une « motion de censure » devant être déposée par un dixième de l’Assemblé (58 députés). Si la motion de censure est adoptée à la majorité absolue de l’Assemblée nationale, dans un délai de quarante-huit heures après son dépôt, le gouvernement se voit contraint de démissionner.
La troisième source d’inspiration est celle de Charles de Gaulle qui consiste à voir dans le régime de la cinquième, un système qui va essentiellement fonctionner sur la relation exclusive entre le pays et le Président de la République, c’est-à-dire entre le peuple et son chef, un homme et un peuple. Ses idées, en matière constitutionnelle, ont notamment été exprimées dans son discours de Bayeux du 16 juin 1946 :
« C’est donc du chef de l’État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement, mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le président de l’Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif.
Au chef de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dégage du Parlement ; à lui la mission de nommer les ministres, et d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du gouvernement ; au chef de l’État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c’est envers l’État tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens ; à lui la tâche de présider les conseils du gouvernement et d’y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas ; à lui l’attribution de servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître, par des élections, sa décision souveraine ; à lui, s’il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de l’indépendance nationale et des traités conclus par la France.
Des Grecs, jadis, demandaient au sage Solon : « Quelle est la meilleure constitution ? » Il répondait : « Dites-moi d’abord pour quel peuple et à quelle époque » Aujourd’hui c’est du peuple français et des peuples de l’Union française qu’il s’agit, et à une époque bien dure et bien dangereuse ! Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle tel qu’il est. Nous avons à mener à bien, malgré d’immenses difficultés, une rénovation profonde, qui conduise chaque homme et chaque femme de chez nous à plus d’aisance, de sécurité, de joie, et qui nous fasse plus nombreux, plus puissants, plus fraternels. »
Pour de Charles de Gaulle, au-delà même du texte constitutionnel, ce qui va compter sera les précédents, c’est-à-dire la coutume politique. À titre d’exemple, le Gouvernement n’est pas, en droit, responsable devant le président de la République. Pourtant, la pratique institutionnelle sous la cinquième République révèle que le Gouvernement, hors périodes de cohabitation, entretient une relation très particulière avec le chef de l’État. En effet, plusieurs gouvernements ayant démissionné l’ont fait suite à la volonté du président de la République de donner un nouveau souffle à son mandat. L’un des exemples les plus marquants de cette coutume est la démission du Premier ministre Michel Rocard en 1991 exigée par François Mitterrand au lendemain de la Guerre du Golfe. Dans les Mémoires d’espoir, de Gaulle a cette formule traduisant à la perfection sa pensée : « Le texte de la Constitution […] est conforme à ce que je tiens nécessaire à la République. Pourtant ce qui est écrit, fusse sur un parchemin, ne vaut que par l’application. Une fois votée la Constitution nouvelle, il restera à la mettre en pratique de telle sorte qu’elle soit marquée en fait par l’autorité et l’efficacité qu’elle comporte en droit. Ce combat sera le mien. ». De Gaulle considère le texte de la Constitution comme globalement satisfaisant. Simplement, ce texte va être l’objet d’une lutte entre deux grandes interprétations, l’un qui est proche des républiques précédentes, donc la version française du parlementarisme, et l’autre étant l’interprétation gaullienne des institutions qui fait du Président de la République une autorité forte, une sorte de contre-pouvoir au Parlement par nature indocile. Ces deux interprétations se basent sur le même texte, toutefois, la lecture gaullienne l’emportera grâce à deux événements majeurs.
3. Le virage institutionnel de la Constitution de 1958 : la prédominance de la figure présidentielle
Le premier événement qui marque ce virage est la révision constitutionnelle du 6 novembre 1962 votée par référendum : à partir de ce moment-là, le chef de l’État est élu au suffrage universel direct et non plus, comme c’était initialement le cas, par un collège de grands électeurs. Cette révision aura pour effet d’accroître considérablement la légitimité du Président de la République puisqu’une majorité absolue donnée directement par le peuple est nécessaire pour se faire élire. C’est la consécration de l’idée gaullienne de rencontre entre un homme et un peuple. Second événement, le référendum constitutionnel du 24 septembre 2000 : le peuple français a adopté une révision constitutionnelle fixant une durée de cinq ans pour le mandat présidentiel. Jusqu’à cette date, la durée était traditionnellement de sept ans (septennat) renouvelable. Cette règle, qui remontait à la troisième République, avait été reprise sous la cinquième, alors que le chef de l’exécutif y détient des pouvoirs plus importants. Cette révision a eu pour effet d’inverser le calendrier électoral en plaçant les élections législatives quelques mois après l’élection présidentielle, ce qui a conduit, depuis 2000, à ce que le Président de la République bénéficie toujours d’une majorité parlementaire en sa faveur (ce que l’on appelle le « fait majoritaire » en droit constitutionnel) réduisant à peau de chagrin les risques d’une cohabitation comme ce fut le cas lors du mandat de François Mitterrand et de Jacques Chirac. Cette révision est accusée d’avoir exacerbée les pouvoirs du Président de la République et ainsi d’avoir fait du Parlement, une « chambre d’enregistrement » de la volonté présidentielle et du Premier ministre, un collaborateur corvéable du Président de la République. Dans ces conditions, une partie de la doctrine considère qu’il serait logique de regrouper les fonctions de Président de la République et de Premier ministre sur une même tête à l’image de ce qui existe aux États-Unis et d’instituer un poste de vice-président de la République.
L’existence d’un « fait majoritaire » qui était perçu comme presque impossible par les rédacteurs de la Constitution de 1958, ce qui a justifié la mise en place d’un « parlementarisme rationalisé » pour remédier aux situations de blocages politique, est devenu aujourd’hui la norme en raison des réformes constitutionnelles successives. Le fait majoritaire, lorsqu’il est en faveur du Président de la République, s’additionne aux instruments du parlementarisme rationalisé, ce qui donne au pouvoir présidentiel un ascendant puissant dans la configuration bicéphale du pouvoir exécutif. Cette primauté a notamment été marqué lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy qui n’hésitait pas à rappeler dans la presse le statut de subalterne de son Premier ministre François Fillon, ce qui a valu à son exercice du pouvoir d’être qualifié « d’hyper-présidentiel ». Pour remédier à cette impasse constitutionnelle, Jean-Luc Mélenchon dans le cadre des élections législatives de 2022, a élaboré une stratégie qui repose sur un slogan : « Élisez-moi premier ministre » ayant pour objectif de « re-parlementariser » la cinquième République qu’il qualifie de « monarchie présidentielle ». En faisant croire que le Premier ministre tirait sa légitimité du processus électif élu tandis que le texte constitutionnel dispose à son article 8 que « Le Président de la République nomme le Premier ministre », le président de la France Insoumise, parti le plus puissant de l’union de la gauche, la « NUPES », souhaite redorer le blason des élections législatives anesthésiées par l’élection présidentielle depuis la mise en place du quinquennat. Ce slogan, fusse-t-il basé sur un mensonge en vertu de la lettre constitutionnelle, n’en demeure pas moins une vérité quant à son esprit. Le Président de la République, lorsque les élections législatives font naître une majorité qui lui est opposé, est dans la coutume forcé de nommer Premier ministre le chef de l’opposition, comme ce fut le cas avec Jacques Chirac et Édouard Balladur lors des deux cohabitations dans le cadre des mandats de François Mitterrand ou encore avec Lionel Jospin lors du premier septennat de Jacques Chirac. Le temps nous dira si cette tactique, ingénieuse sur le papier, fera ses preuves dans la pratique. Si tel est le cas, la doctrine s’accordera sûrement à dire que le chef de la NUPES est l’auteur du plus gros coup de poker politique et constitutionnel, au moins depuis la réforme constitutionnelle instituant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.
[1] Le pouvoir constituant, c’est-à-dire celui qui a compétence pour élaborer la constitution, crée, à travers la Constitution, les pouvoirs constitués, organes chargés d’exercer le pouvoir essentiellement politique, administratif et juridictionnel. Ce pouvoir constituant est exercé directement ou par délégation (au Parlement, notamment) par le titulaire du pouvoir souverain au sein de l’État. Dans une démocratie, c’est le peuple.
[2] Jules Grévy est le premier républicain à présider la République. En 1848, il s’était prononcé contre l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct. Trente ans plus tard, le 30 janvier 1879, députés et sénateurs envoient à l’Élysée cet ennemi déclaré du pouvoir personnel présidentiel, lui permettant de mettre en place une lecture « moniste » de la Constitution. Cela aura pour effet de renforcer considérablement le pouvoir de l’Assemblée nationale, notamment par l’abandon de fait du pouvoir de dissolution du Président de la République.