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    Les méthodes de lecture

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    By Alexandre on 10 septembre 2022 Connaître

    Méthodes, manuels et pratiques des enseignants

    Avec les progrès de l’alphabétisation, la pédagogie de la lecture a pris une importance considérable. La quête de l’infaillible méthode anime une grande querelle dans l’école. Les parents et les enseignants alimentent volontiers le débat. Quand Ovide Decroly institue une méthode de lecture fondée sur la mémorisation visuelle du mot (méthode globale), l’ancienne méthode alphabétique (syllabique) voit apparaître une rivale. Les initiatives en faveur de l’innovation pédagogique feront pénétrer dans les classes la méthode globale, mais les résultats contrastés de celle-ci conduiront les pouvoirs publics à réagir. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de cette histoire. Nous nous donnons pour objectif de présenter ces différentes méthodes afin que nos lecteurs puissent habiller de sens des notions explosives dès que s’enflamment les débats sur la question scolaire. En effet, l’apprentissage de la lecture est un moment décisif du parcours d’un élève, et nous savons désormais qu’un CP raté tient dans 80 à 90 % des cas à un échec en lecture[1]. La suite du cursus en porte inexorablement la marque. Nous distinguerons la méthode syllabique, la méthode globale, les méthodes mixtes.

     

    La méthode globale

    Cette méthode, parfois appelée idéo-visuelle à la suite de Foucambert et Charmeux, a pratiquement disparu des pratiques enseignantes. Née au début du XXe siècle et actualisée dans les années 1970, cette méthode se distingue par le soin accordé à la motivation de l’élève : ce qu’on lui donne à lire doit avoir du sens comme toute lecture en a pour l’adulte. Les mots entiers ont un sens, pas les lettres prises isolément. Cet apprentissage repose sur la mémorisation visuelle des mots et des phrases pour que l’élève s’entraîne à identifier globalement les mots, à la manière d’un adulte en situation de lecture silencieuse. Le recours aux images est quasi systématique.

     

    La méthode mixte

    Devant les difficultés rencontrées par la mise en œuvre de la méthode globale, devant ses piètres résultats du fait de la faible capacité des enfants à mémoriser rapidement des mots entiers, les pédagogues ont élaboré des méthodes dites mixtes. Ces méthodes combinent sous diverses formes les principes d’apprentissage empruntés aux méthodes globale et syllabique. L’élève dispose d’un stock limité de mots-outils qu’il doit mémoriser, travaille l’identification des lettres et syllabes transcrivant les sons de la langue pour les reconnaître dans les mots écrits afin de les identifier par la recherche et la formulation d’hypothèses en cas de mots nouveaux. Il s’agit donc de deviner la partie des mots qu’on ne sait pas encore déchiffrer.

    Les manuels issus de cette méthode conduisent les élèves à des entraînements même humbles au décodage des correspondances entre les lettres et les sons, les graphèmes et les phonèmes. Le taux élevé d’échec des apprentissages en lecture a poussé les éditeurs à introduire dans les manuels inscrits dans ce courant un travail toujours plus important du code alphabétique. C’est à tel point que, parfois, ces manuels n’hésitent pas à afficher « méthode syllabique » alors qu’ils ne correspondent pas aux critères qui distinguent sans ambiguïté la méthode syllabique. Par exemple, le recours aux images n’est pas rare dans le processus d’apprentissage.

     

    La méthode syllabique

    Parfois appelée alphabétique, cette méthode se fonde sur l’apprentissage systématique et progressif du code des correspondances graphophonologiques. L’élève part des signes écrits, les graphèmes, il apprend à les oraliser. Cette méthode ne met jamais l’élève en situation de lire des mots dont il n’aurait pas appris au préalable à décoder les composantes graphémiques : lettres et syllabes. Ces manuels ne mettent pas les élèves en situation de « deviner » les mots.

    Cette méthode organise un apprentissage du code graphophonologique : l’élève part des signes écrits et procède par déchiffrage ; il ne suit pas des « leçons de sons », c’est-à-dire qu’il apprend comment se prononcent les graphèmes et non pas comme s’écrivent les phonèmes. Ce procédé est systématique et ne recourt à aucune mémorisation globale de mots : il n’y a pas de mots-outils à « stocker ». L’idée maîtresse est la suivante : la fluidité du déchiffrage conditionne l’accès au sens ; aucune image n’est associée au processus d’apprentissage.

     

    Les manuels de la mixte

    Ce sont les manuels les plus nombreux, car la vogue est aux méthodes dites interactives, ces méthodes qui associent le décodage et la compréhension : la méthode mixte serait le compromis idéal. L’étude du code passe par le repérage et la mémorisation de la transcription des phonèmes, des sons, en graphèmes, en signes écrits. Ces manuels font un usage intensif des images dans le parcours d’apprentissage. La mémorisation globale de mots et leur identification au moyen d’hypothèses que l’élève est amené à formuler en se basant sur le contexte ou sur l’illustration qui accompagne le texte. L’étude du code n’est pas organisée d’après une progression systématique à partir des graphèmes. Parmi eux, remarquons : Taoki, Rimbambelle, À l’école des albums, Rue des Contes, Ratus, Abracadalire, Lecture tout terrain, Crocolivre, Gafi, Je lis avec Dagobert, Justine et compagnie, J’apprends à lire avec Mini-Loup, Grindelire et Max, Jules et leurs copains.

     

    Les manuels de la méthode syllabique

    Ces manuels sont les moins nombreux. Le départ des enseignements est ici graphémique. L’accent est d’abord mis sur la prononciation des signes écrits, non sur la transcription écrite des sons. Le processus d’apprentissage se passe du dessin, des illustrations. La mémorisation globale des mots ne sera jamais nécessaire ni permise, car la devinette à partir du contexte n’est pas un outil conforme à cette méthode. Le déchiffrage est appris dans le respect d’une progression systématique définie pour l’étude des graphèmes. L’enjeu est le suivant : à chaque moment, l’élève doit avoir la capacité de décoder la totalité des textes proposés et d’en comprendre le sens à mesure que le déchiffrage devient de plus en plus fluide. Ces principes sont communs à l’ensemble des manuels, même si des différences notables sont à relever. Parmi eux, remarquons : Bien lire et aimer lire, Léo et Léa, Bien lire, bien écrire, J’apprends à lire et à écrire et Je lis, j’écris (Un apprentissage culturel et moderne de la lecture).

     

    Usages des manuels et pratiques des enseignants

    Aucune étude quantitative suffisamment vaste ne s’intéresse à la diffusion des méthodes et des manuels dans l’enseignement primaire. Quelques sondages[2], à prendre avec distance et recul, donnent la proportion suivante : 10 % pour la méthode syllabique, 90 % pour les méthodes mixtes. Cet aperçu n’a rien d’invraisemblable, car la recherche dans les années 1990 offrait des indications similaires pour l’Éducation nationale[3]. Ces données gagneraient à être actualisées. Reste que la pédagogie de la lecture en France repose donc, pour l’essentiel, sur les méthodes mixtes. Les manuels sont très divers, certains s’approchant des principes de la méthode globale, d’autres s’approchant des principes de la méthode mixte. Ces manuels ne sont d’ailleurs pas les seuls outils que les enseignants utilisent, et nombreux sont ceux qui élaborent leur démarche pédagogique personnellement, en utilisant tout ou partie d’un manuel, en s’appuyant sur le renfort de fiches photocopiées et autres supports.

    Une enquête de 2013[4] a révélé, pour un échantillon d’enseignants de la région parisienne, ces données : 77 % des enseignants s’appuient sur un manuel des méthodes mixtes ; 19 % des enseignants construisent leurs propres supports et combinent l’usage de plusieurs manuels, toutes méthodes confondues ; 4 % des enseignants font un usage exclusif des manuels de la méthode syllabique. Cette enquête appelle quelques observations : un enseignant sur cinq s’impose l’élaboration personnelle d’une méthode et des supports associés, ce qui est coûteux en temps et en ressources ; cela s’observe surtout chez les enseignants expérimentés et désireux de maîtriser complètement leur démarche pédagogique ; le recours à la méthode syllabique est exceptionnellement minoritaire, ce qui dessine un portrait assez net de la situation. Voyons les résultats de cette enquête.

     

    L’enquête Manuels 2013

    L’objectif de cette enquête était de « mesurer l’efficacité différentielle des méthodes d’apprentissage, telles que les manuels les mettent en œuvre »[5]. Elle a été menée en 2012-2013 dans des quartiers très populaires de l’Île-de-France. Quatre manuels ont été identifiés, respectivement désignés Mixte-1, Mixte-2, Syllabique-1 et Syllabique-2. Quels sont les caractéristiques de ces manuels ? Mixte-1 base l’apprentissage sur l’introduction d’images en soutien de la lecture ; il est très largement inspiré de la méthode globale. En comparaison, Mixte-2 privilégie l’étude du code. Syllabique-1 s’organise autour de « leçons de sons » et se réclame d’une méthode phonémique. Syllabique-2 respecte strictement les principes d’un apprentissage graphémique du code, propose un vocabulaire diversifié et des textes littéraires. Ils ont été choisis parce qu’ils étaient représentatifs des pratiques pédagogiques proposées aux enseignants par l’ensemble des manuels disponibles. Sans entrer dans les détails de l’enquête, nous irons directement à l’exposé de ses résultats.

    Le manuel choisi a un impact considérable sur la réussite en lecture-écriture des élèves de CP. C’est le résultat le plus évident. Les élèves qui ont appris à lire en suivant les propositions du manuel Mixte-1 obtiennent en moyenne un score aux différents tests inférieur de 19 points sur 100 au score de ceux qui ont appris avec le manuel le plus efficace, le manuel Syllabique—2, toutes choses égales par ailleurs. Ces résultats ont invité les enquêteurs à observer de plus près les performances des élèves classes par classes. Du moins efficace au plus efficace, les manuels se disposent dans cet ordre : Mixte-1, Mixte-2, Syllabique-1, Syllabique-2.

    L’enquête a permis également de répondre à quelques questions sur d’autres facteurs de la réussite des apprentissages. D’abord, le capital culturel familial joue un rôle important, ce qui n’a rien pour surprendre les acteurs du système éducatif. Ensuite, l’aide apportée au quotidien par les parents est peu significative ; ce qui s’explique peut-être par la généralisation de cette pratique. Les filles réussissent-elles mieux en lecture ? À peine mieux, leur réussite est plus évidente dans les activités d’orthographe. Reste que le manuel choisi demeure l’élément le plus impactant de tous, d’après les résultats de l’enquête.

     

    Quelques révélations attendues et quelques surprises

    D’autres résultats intéressants sont à noter. Le classement des manuels reste le même, quel que soit le test de l’enquête considéré. La concordance des résultats est remarquable pour le déchiffrage et la compréhension, ce qui semble confirmer que la précision et la fluidité du décodage sont les conditions d’un accès au sens et à la compréhension. Par ailleurs, nous pouvons apprécier la qualité d’un enseignement à la mesure de ces critères : la place donnée à l’étude du code graphophonologique, surtout quand elle est systématique ; le refus de tout recours à la devinette ; l’apprentissage systématiquement graphémique, sans aucune concession phonémique, du code graphophonologique ; l’ambition lexicale et littéraire des contenus donnés à lire.

    Une fois distingués les manuels efficaces, l’enquête révèle que ces manuels le sont indépendamment du niveau de diplôme des parents. Les élèves progressent, peu importe le capital culturel de la famille. Le bénéfice de ces manuels est d’ailleurs bien supérieur pour les enfants dont les parents sont les moins diplômés : les élèves dont les parents sont non-bacheliers obtiennent avec le manuel Syllabique-2 de meilleurs résultats que les enfants de parents diplômés qui ont appris avec les manuels Mixte-1 et Mixte-2. Plus le manuel répond aux critères d’efficacité retenus, plus les performances des élèves semblent insensibles aux inégalités socioculturelles.

     

    Parallèles internationaux et constat général

    Les études sur le sujet sont rares. Il existe pourtant une enquête produite aux États-Unis à la fin des années 1990. Il s’agit de l’enquête américaine Teaching Children to Read de la commission National Reading Panel, entreprise à la demande du Congrès, qui compilait près de 100 000 publications spécialisées parues depuis les années 1960. L’objectif était de dégager des conclusions fiables et éclairantes pour les acteurs du système éducatif. Les questions qui ont motivé cette vaste enquête étaient, entre autres : la « conscience phonémique » est-elle efficace ? le travail du code graphophonologique est-il important ? le travail lexical favorise-t-il une lecture compréhensive ? la lecture autonome nourrit-elle la motivation à apprendre ?

    Premièrement, l’entraînement de la conscience phonémique développe la capacité de discrimination et de maniement des phonèmes chez les jeunes élèves, pour peu que le discernement auditif des phonèmes soit associé à la visualisation, au maniement des graphèmes, des lettres écrites qui correspondent. Cet entraînement favorise une première approche du système alphabétique. Deuxièmement, l’enseignement du décodage peut être synthétique, quand les graphèmes et les phonèmes sont associés pour être combinés et former des mots, ou analytique, quand on part du mot entier, pour le décomposer et associer chaque lettre du mot au son correspondant. Selon que cet enseignement est explicite, c’est-à-dire qu’il se rapproche des principes de la méthode syllabique, l’apprentissage devient une garantie de succès pour l’entrée en lecture de tous les élèves et particulièrement les élèves que nous décririons comme « défavorisés ». Troisièmement, la fluence[6] en lecture s’améliore quand les exercices de lecture à voix haute sous la conduite de l’adulte sont fréquents et réguliers. Quatrièmement, l’enseignement explicite de la compréhension et la préparation préalable des enseignants à cet enseignement favorisent la réussite des élèves en lecture. On le mesure, tous les principes de la méthode syllabique semblent ainsi validés par ces méta-analyses.

     

    Considérations et enjeux pour l’enseignement de la lecture

    Pourquoi se méfie-t-on du déchiffrage ? C’est un mouvement né dans les années 1970 : l’apprenti lecteur, mis en situation d’adopter la posture du lecteur adulte, doit au plus vite entrer dans les mécanismes de la lecture silencieuse et compréhensive. Le rôle du déchiffrage à voix haute est donc décrié, quand il n’a pas été condamné. En 1972, les instructions officielles indiquent que « la grande affaire est la conquête de la lecture silencieuse », et Charmeux soulignera que « lire, c’est comprendre avec les yeux »[7] : bannir le déchiffrage oral des apprentissages s’impose. Foucambert ira jusqu’à dire en 1976 que le déchiffrage fait obstacle à la compréhension de l’aspect idéo-visuel de la lecture ; cette compréhension précède la prononciation[8].

     

    Ne pas opposer déchiffrage et compréhension

    Cette révolution du paradigme pédagogique suscita tant de difficultés de mise en œuvre et de si piètres résultats que les instructions officielles, en 1985, estimèrent nécessaire de préciser que « la maîtrise combinatoire est nécessaire ». Lire, c’est comprendre, bien entendu, mais le travail du code s’en trouva réhabilité durablement. Le déchiffrage ne suffit pas, mais il est indispensable ; s’appuyer sur lui seulement est dangereux, mais il faut lui concéder de la place. La crainte était alors de former des élèves décodeurs mais non lecteurs. Cette méfiance persiste donc : déchiffrer est un savoir-faire insuffisant. Les enseignants ont volontiers embrassé cette vision de l’apprentissage de la lecture, moins souvent par manque de maîtrise des notions pédagogiques que par crainte de soumettre les élèves à des entraînements rébarbatifs et ennuyants.

    Qu’en est-il vraiment ? Pourquoi opposer le déchiffrage à la compréhension ? Appuyons-nous un instant sur la linguistique. Les mots portent leur propre sens, qui est un fait de langue, relativement indépendant de la réalité extérieure. Le mot est à la fois parole et sens, il y a unité du signifié, le sens, et du signifiant, le son ; c’est une unité indissociable : le mot « chaise » fait immédiatement surgir chez un francophone la représentation, l’idée de l’objet, et réciproquement à la perception visuelle, ou à l’évocation mentale de l’objet, le mot pour le désigner émerge en nous, car la pensée s’offre dans le mot tout autant que le mot parlé évoque le sens. Ce point déterminant est crucial pour l’apprentissage de la lecture.

    Dans notre langue écrite, les lettres codent les phonèmes. Pour retrouver les mots transcrits, il faut décoder les signes écrits, en allant des lettres vers les sons. Ce déchiffrage permet de reconnaître le mot écrit, et nous le saisissons simultanément dans son acoustique et sa signification. La lecture compréhensive nécessite donc le déchiffrage, ce qui correspond au fonctionnement du langage humain. L’exercice régulier et répété de la lecture et de l’écriture étend le répertoire mémoriel des mots écrits que l’élève connaît : il se familiarise avec eux et peut les identifier et les comprendre toujours plus vite. Les psychologues cognitivistes considèrent que c’est la voie directe de la lecture, qu’il faut distinguer de la voie indirecte – quand l’oralisation demeure le principal accès au sens. Le lecteur expert qui lit silencieusement sollicite toujours les deux voies : la sonorité continue d’être utilisée même si cela ne paraît pas évident[9].

     

    Partir de l’unité fondamentale : la syllabe

    Puisque la lecture experte ne se passe jamais du déchiffrage des lettres et des syllabes, cette exigence est absolue pour la lecture du débutant. L’apprenti n’a pour l’accès au sens de l’écrit que la voie indirecte, par le décodage des graphèmes, à voix haute : il faut qu’il entende ce qu’il déchiffre pour pouvoir reconnaître le mot parlé ; il accède à la compréhension du mot, à son « entendement ». La fluidité de la lecture lui permet de restituer le mot tel qu’il le connaît dans la langue parlée, alors les enseignants ne doivent pas craindre d’en faire trop en ce domaine, jusqu’à ce que la dimension technique de l’opération s’efface pour laisser toute sa place à la compréhension des textes.

    Cependant, comprendre un mot, ce n’est pas comprendre une phrase. Ce que signifie un mot, c’est un fait de langue, mais le sens d’un mot ne se précise que par son emploi dans une phrase, qui n’est pas un fait de langue, mais le fait de son énonciateur : le sens d’une phrase est autre chose que le sens des mots qui la composent ; le sens d’une phrase est son idée, le sens du mot est son emploi[10]. Connaître tous les mots d’une phrase ne suffit pas toujours. Ponctuation, prosodie, rythme, silence, intonation, marqueurs grammaticaux : tout concourt à la définition du sens de la phrase. C’est là encore une question de déchiffrage, mais de déchiffrage interprétatif, qui nécessite un aller et retour constant des mots à la phrase. Différentes activités viennent compléter le travail de déchiffrage pour contribuer à une meilleure capacité de compréhension des élèves.

    D’abord, l’élargissement des connaissances lexicales contribue à ce travail. Quand ils sont confrontés à des mots qu’ils peuvent toujours déchiffrer, décoder, même les lecteurs débutants bénéficient du contact avec un lexique riche et culturellement ambitieux. Dans ce même esprit, les textes les plus utiles sont ceux dont la compréhension exige le plus d’attention, pour enrichir les interactions entre l’enseignant, l’élève et le texte. Ainsi, la lecture par le maître de contes, de textes choisis et discutés plutôt que travaillés en classe, à la marge des activités plus spécifiques de décodage, participe à l’éveil lexical et culturel des élèves, ce qui facilite leur entrée en lecture.

    Nous n’entrerons pas ici sur les questions sur l’apprentissage de l’écriture soulevées par les différentes études examinées ici. Cependant, nous terminerons par l’analyse critique du principe de la mémorisation globale des mots pour la lecture. Entrer dans la lecture silencieuse par la méthode idéo-visuelle fut très à la mode dans les années 1970. Cette approche est tombée en désuétude, non par désintérêt, mais parce que les résultats promis n’ont pas été au rendez-vous. Reste que de nombreux manuels s’appuient sur des « mots-outils » qui ne sont autre chose que des mots qu’on mémorise globalement sans encore être en mesure de les déchiffrer faute d’avoir acquis la connaissance des graphèmes dont ils sont constitués. Parce que la fréquence d’apparition de ces mots-outils est grande, il paraît justifié de les distribuer rapidement aux élèves, notamment en classe de CP. Ainsi les élèves liraient les mots le plus vite possible pour accéder à des phrases et au travail du sens, ce qui motiverait l’intérêt des enfants. Ces mots sont usuels : avec, il y a, dans, ou, il, le, de, etc. Or ces derniers mots, constitués de deux lettres souvent, sont accessibles très rapidement quand on suit la démarche syllabique. L’impasse est alors évidente : le recours systématique à la mémorisation globale fait prendre aux élèves une mauvaise habitude, puisqu’ils négligent d’être attentifs à la construction graphémique et syllabique des mots, et qu’ils ne les sonorisent plus correctement dans la lecture. Les conclusions des neurosciences[11] sont à ce sujet remarquables : le déchiffrage des correspondances graphophonémiques est nécessaire, et ne pas s’en préoccuper entraîne des conséquences dommageables, car « l’attention globale canalise l’apprentissage vers une aire cérébrale inappropriée de l’hémisphère droit et entrave le circuit de la lecture ».

    Les pédagogues, dans les années 1970, ont porté aux nues la voie directe. Le lecteur expert dispose d’un répertoire mental étendu et le lecteur novice doit donc chercher à étendre au plus vite ce répertoire, par la mémorisation. C’est commettre une erreur regrettable d’analyse, car la reconnaissance immédiate de la suite des lettres ne dispense pas d’un examen, même imperceptible, de chaque lettre : même sans en avoir conscience, on active la sonorité du déchiffrage. L’automatisation de la lecture ne fait pas disparaître l’identification sonorisée des syllabes de chaque mot lu, ce qui éloigne la pratique d’une authentique mémorisation globale. Même la lecture silencieuse ne peut se passer de segmentation syllabique : la syllabe est l’unité d’articulation des mots parlés, elle conserve cette fonction dans la lecture. La lecture experte ne s’en émancipe pas. L’observation par enregistrement électromyographique du pharynx montre une activité musculaire des cordes vocales même lors de la lecture silencieuse[12].

     

    Lire n’est pas deviner

    Une dernière question nous occupera. Lire, est-ce deviner ? Mettre les élèves en situation de « deviner » les mots d’un texte à partir du contexte ou des illustrations, ce serait l’approche idéale pour placer les élèves en activité de recherche et stimuler leur intérêt. Apprendre à lire, ce serait donc se mettre en quête d’indices pour non seulement lire mais aussi atteindre le sens du mot, de la phrase, du texte. L’enfant doit s’appuyer sur ces indices pour deviner ce qu’il ne peut pas lire – et ces mots, il ne peut pas les lire car il ne dispose pas des ressources d’un déchiffrage maîtrisé. Dans beaucoup de manuels de lecture, l’image n’est pas seulement illustrative : les leçons de sons s’appuient sur des dessins qui représentent le mot contenant le son étudié, des dessins remplacent parfois les mots dans les phrases données à lire, découvrir un nouveau texte commence par l’observation d’une illustration correspondante pour préparer la compréhension du sens de l’histoire et valider les attentes de la lecture, l’étude d’un son passe par le tri d’une collection de dessins entre les illustrations qui se rapportent à ce son et les autres. Ces usages posent un problème.

    Observer un dessin est une activité intellectuelle différente de la lecture. Les mots écrits et les dessins n’appartiennent pas au même registre symbolique. Même figuratif, le dessin n’est jamais ce qu’il représente, qu’on songe à la pomme de Magritte. Il entretient toutefois un rapport modulable de ressemblance à la chose représentée ; ce n’est jamais le cas pour les mots. Les tracés de l’écriture sont arbitraires, conventionnels : parlés ou écrits, les mots ne sont pas les étiquettes ressemblantes des choses, ils n’en émanent point. Leur existence est absolument langagière et abstraite. Ne pas distinguer les deux registres symboliques est source de confusion sur le sens de cet apprentissage de la lecture. La lettre et le graphème sont deux abstractions, deux difficultés à résorber avec persévérance et pour elles-mêmes. D’ailleurs, les enfants l’ignorent mais ils baignent dans l’abstraction des mots, puisqu’ils parlent bien avant d’apprendre à lire et manipulent des faits de langue qui vont en se complexifiant, sans qu’ils en aient bien conscience. La langue écrite n’est pour eux qu’un nouveau terrain d’entraînement ; les familiariser avec les spécificités de cette langue, sans la polluer par l’intrusion des images et des diversions illustrées, paraît essentiel à la réussite en lecture.


    [1] Troncin T., Le redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité, thèse pour le doctorat de sciences de l’éducation, université de Bourgogne, 2005.

    [2] Association Lire-écrire, Enquête 2010 sur l’apprentissage de la lecture, www.lire-écrire.org, 2010.

    [3] Fijalkow E. et J., « Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux », Revue française de pédagogie n°107, 1994.

    [4] Deauvieau J., Reichstadt J., Terrail J-P., Enseigner efficacement la lecture, 2013.

    [5] Ibid.

    [6] Un lecteur « fluent » est réputé capable d’oraliser, rapidement, précisément et expressivement un texte lu.

    [7] Charmeux E., La Lecture à l’école, Paris, SUDEL-CEDIC, 1975.

    [8] Foucambert J., La Manière d’être lecteur : apprentissage et enseignement de la lecture de la maternelle au CM2, Paris, SERMAP-OCDL, 1976.

    [9] Dehaene S., Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007.

    [10] Benveniste E.,  Problèmes de linguistique générale, tome 2, Paris, Gallimard, 1974.

    [11] « Enseigner est une science », Le Monde du 20 décembre 2013.

    [12] Golder C. et Gaonac’h D., Lire et comprendre, Hachette, 2009.

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    Alexandre

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