Les individus ont éprouvé, avec le déploiement des réseaux numériques, la sensation croissante d’une plus grande licence d’action, servie par ces formes nouvelles et inédites d’indépendance. Les mécontentements et les frustrations politiques nourrissaient de leurs énergies les circuits du système représentatif. À mesure que les citoyens se sont trouvés en mesure de pouvoir aisément s’informer et afficher leurs opinions, de faire connaître leurs colères et leurs humeurs, grâce à ces techniques nouvelles de communication de la connaissance et de l’information, on a d’abord pensé que bientôt viendrait la « démocratie par le clic ». Un nouveau monde s’ouvrait alors, rapidement présenté sous trois éclairages prétendument libérateurs : l’économie numérique et ses immenses potentialités ; la grande « bibliothèque » numérique où toutes les sciences, où tous les savoirs seraient disponibles et accessibles à tous ; l’outillage enfin réalisé de la démocratie directe et populaire. Nous ne discuterons pas ici ces promesses, nous préférons questionner la situation des usagers de ces réseaux : sont-ils conscients de la nature de ce champ de bataille où se poursuivent les luttes politiques, les grands enjeux de notre temps ? Pour le dire simplement, quand ils se saisissent du clavier pour commenter ou publier du contenu, qu’ils croient enrichir d’une opinion éclairée, sont-ils maîtres ou laquais ? Il est courant d’entendre ce reproche fait à l’adversaire, qui aurait abdiqué la pleine maîtrise de sa pensée pour s’abreuver du discours ambiant sans rien questionner, sans rien discuter. Mais sommes-nous plus prudents, sur ces réseaux, nous autres qui faisons de la souveraineté de la France un combat de premier ordre ?
L’esprit au cœur du marais numérique
Dans son ouvrage Révolution[1], celui qui n’était pas encore président de la République française écrivait : « longtemps, les Français ont été comme reclus dans leurs villages. » Cette comparaison mérite qu’on s’y attarde : qu’étaient les Français d’alors, sinon les malheureux prisonniers d’un pénitencier bucolique ? Il fallut bien qu’arrive la modernité pour les arracher à cette piteuse condition qui les rendait à peine égaux aux bêtes de leurs fermes. Un monde sans limite s’ouvrit alors et désormais, c’est dans le champ des espaces numériques que les conquêtes à venir sont promises. Mais les limites d’autrefois étaient-elles seulement des entraves ? ou bien élaboraient-elles un monde à la mesure des facultés de l’homme ? Nos aptitudes se sont construites pour nous permettre de vivre parmi des ensembles collectifs de quelques dizaines, de quelques centaines d’individus. À en croire le nombre de Dunbar[2], nous sommes cognitivement limités à quelques 148 personnes auprès desquelles nous pouvons, comme individus, nouer des relations pérennes et stables. D’autres savants procèdent à un calcul différent mais tous obtiennent un même ordre de grandeur. Malgré le développement de la vie urbaine, des grandes métropoles, des moyens de communication à proximité comme à distance, malgré l’impression Pacifique qui s’offre à nous dans l’océan des relations possibles, l’homme recrée autour de lui des îlots à sa taille. Aujourd’hui, ces relations ne sont pas imposées par le voisinage et la géographie, elles sont librement consenties, choisies selon les préférences, puisées au sein de l’immense vivier des réseaux numériques.
Mais que faire de cette liberté ? Il n’est pas facile d’en faire un usage heureux. L’accroissement des possibles incline à augmenter les ambitions sociales. Plus hautes sont les ambitions, plus terribles sont les déceptions, et ce n’est pas tant le bonheur qui se généralise que l’amertume. Reste que le nombre démesuré des possibles encourage aussi au repli sur soi, à se rendre aveugle au monde ambiant, et il n’est que de voir les citadins, ces atomes perdus dans l’océan de nos grandes villes. Une même réflexion nous invite à la plus grande prudence devant le flux permanent des informations que les réseaux numériques répandent autour de nous. Les connaissances éclairent notre esprit mais quand elles l’envahissent inlassablement, elles sont source d’obscurité, d’épaisseur et de confusions. Beaucoup se réjouissent de ce que la planète « rapetisse », car tous les pays du monde sont à portée de clic. Des progrès immenses naîtront de ces espaces numériques : le journaliste ne sera plus indispensable, ni le prêtre, ni le politique, ni le professeur, car le savoir est là, disponible, accessible, partout sur la toile. En d’autres termes, l’information, la connaissance, le savoir, tout est là, immédiatement disponible et transmis. Les tutelles sont rendues obsolètes, c’est le triomphe de l’horizontalité. Tout individu soucieux de se cultiver, de s’informer, de se forger une opinion n’a plus besoin d’intermédiaire, il peut se construire par lui-même souverainement.
Comment s’orienter dans le foisonnement des informations et des connaissances disponibles sur les réseaux ? comment distinguer le bon grain de l’ivraie sur Twitter ? Un individu qui ne saurait se repérer dans cette jungle serait la proie facile des charlatans. Comment le constituer comme souverain ? Les bonnes âmes d’ici-bas nous disent qu’il suffit de cultiver « l’esprit critique » et c’est pourquoi l’enseignement et l’éducation ont investi cette mission. Mais un esprit qui n’est pas formé et nourri peut-il être critique et se déployer ? L’homme est pauvre en instincts : s’il n’apprend à marcher de ses parents, il ne saura que ramper ; s’il n’apprend de ses aînés à juger, comment jugera-t-il correctement ? Pour exercer son esprit critique, il faut avoir appris ce qui est bon et mauvais. On ne se prémunit contre de faux sentiments qu’en ayant reçu des sentiments appropriés. René Descartes, père moderne de l’esprit critique, recommandait pour l’éducation des enfants non pas l’horizontalité et la neutralité, mais le contact fréquent du cours entier de philosophie « en la façon qu’il s’enseigne dans les écoles des jésuites. »[3] Autrement dit : d’abord la formation, après vient la critique. Cet outil, l’esprit critique, ne produit aucun miracle et ne présage rien des classements qu’il conduira à opérer. Il ne pourra s’exercer que d’après une série de critères déterminés qu’il faut acquérir en premier. On ne peut discerner, discriminer sans s’appuyer sur ces critères. Qui enseignera ces critères et qui, surtout, décidera de ce que sont ces critères ? Les maîtres d’aujourd’hui ont tout intérêt à déterminer des critères appropriés pour légitimer leur situation. Ainsi en matière géopolitique, les critères de l’esprit critique sont très largement favorables à la construction européenne, à l’atlantisme, etc. Qui ira cependant critiquer la pertinence des critères retenus quand il se promènera sur la toile, pour discerner parmi les flots des tweets, articles et autres contenus disponibles ? Ce n’est pas le discours ambiant, la doxa ou même la « pensée unique » qu’il faut craindre, c’est plutôt la complète absence de questionnement et de hauteur de vue sur ces discours.
Une méthode éprouvée pour guérir de cet écueil est de refuser l’impératif du moment. Se fier aux intuitions portées par les siècles passés, travailler les auteurs, considérer les classiques, en revanche, paraît intéressant pour, justement, former l’esprit et le préparer à la critique. À cette fin, le rôle de l’enseignant est d’inviter la pensée de l’élève à l’école des maîtres. Il ne s’agit pas ici d’inculquer « ce qu’il faut penser » mais plutôt d’inviter les jeunes esprits à fréquenter la trace de ceux qui nous ont précédés. D’aucuns prétendront que le contact des grandes œuvres classiques seraient source de conformisme et d’académisme. Lire Aristote, Cicéron, Chrétien de Troyes et Racine entraînerait à la soumission. D’autres affirmeront – nous les suivons – qu’en l’absence de références choisies, le conformisme est inévitable, car les seuls critères disponibles sont fournis par l’environnement intellectuel immédiat[4]. Qu’on s’en souvienne, quelques-uns des plus grands anticonformistes des derniers siècles, à l’image des révolutionnaires français ou russes, étaient nourris de culture classique sans qu’on puisse pourtant les accuser de conformisme ! En revanche, l’antienne contemporaine prétend soulager les jeunes gens des vieilles tutelles, de tous les obstacles à leur singularité, à leur identité. Il faut encourager la flexibilité et l’ouverture d’esprit. Qu’observe-t-on pourtant, sinon le plus grand conformisme, comme si tous ces jeunes, sur les réseaux sociaux, manquaient du bagage nécessaire pour développer une pensée construite, un jugement éclairé sur les événements et les choses de notre temps ?
Penser clair et marcher droit
On craint aujourd’hui plus facilement la fin du monde qu’on ne réfléchit aux problèmes de nos institutions. En dépit de la profusion de connaissances et d’informations sur la toile, l’intelligence spéculative est défaillante, pour ne pas dire effondrée. Si la dernière génération avait lu Bossuet et Platon, Cicéron et Chateaubriand, elle serait autrement mieux outillée pour comprendre les enjeux de notre temps. Nous pourrions également nous demander si cette dernière génération a lu les auteurs plus récents qui, depuis Sartre au moins, recommandent de fuir l’héritage des classiques. Tous ces textes sont pourtant accessibles sur la toile. Encore faut-il connaître un peu les Géorgiques pour avoir l’idée et le goût d’aller rencontrer Virgile sur la toile. Comment l’usager moyen utilise-t-il son smartphone ? C’est le caillou dans la chaussure de ceux qui seront satisfaits de l’accessibilité totale des ressources culturelles sur les réseaux numériques : Virgile est disponible, mais il n’est pas consulté, puisqu’il est invisible. La masse est confuse, si bien qu’il faut, pour s’y retrouver proprement, disposer déjà d’outils et de critères culturels. C’est pourquoi les réseaux numériques, loin d’horizontaliser la culture, ont plutôt appauvri les déshérités et enrichi les rentiers. Cette fracture numérique est double. Elle sépare d’abord ceux qui se connectent et ceux qui ne se connectent pas, car les personnes éloignées des réseaux comme les personnes rétives aux nouveautés technologiques voient leur nombre diminuer d’année en année. On remarquera d’ailleurs que même parmi les populations pauvres, les dépensées liées à la connexion aux réseaux numériques dépassent parfois les dépenses alimentaires. Cette fracture sépare ensuite ceux qui peuvent se passer des interfaces numériques et les autres.
Est-il possible d’arpenter les réseaux numériques en demeurant pleinement souverain ? Demeurer le maître de soi devient difficile. Nicolas Carr[5] a décrit ce que plusieurs années d’un usage dérégulé de l’Internet ont produit. Se concentrer devient difficile. Le cerveau se fait rebelle à la discipline et toujours se met en quête de nouveauté, de stimulation, de récompense. L’ampleur des dommages ne peut qu’échapper à ceux qui n’ont aucun point de comparaison avec ce temps d’avant, étrangement lointain, quand les réseaux numériques n’étaient qu’une vague idée. Considérons bien que cet effondrement des capacités à se concentrer et à nourrir des réflexions raisonnées entraîne l’incapacité à discuter les enjeux contemporains. La seule réponse possible est la posture de la révolte ou de l’indignation, quand l’âme se défend contre la blessure insupportable du doute[6]. Se nourrir des classiques est moins favorable au conformisme que la ruine générale de la faculté d’attention. Ne l’oublions pas, les technologies numériques de l’information et de la communication ne sont pas un territoire neutre. Nul n’y passe sans laisser de traces, et ceux qui détiennent ces données en font une ressource lucrative. Souvenons-nous aussi de projections aujourd’hui anciennes, quand dans les années 1990 on songeait qu’abreuver les populations d’un jet perpétuel de divertissements suffirait à les endormir dans la docilité, comme le téton maternel apaise le nourrisson. Zbigniew Brzezinski décrivait ainsi le tittytainment et les réseaux numériques ont permis son déploiement.
D’autant que les dernières années ont découvert une nouveauté : la dépendance numérique. On décrit ainsi ces heures croissantes passées devant les écrans, souvent à ne rien faire, à répéter des gestes aussi vains qu’insignifiants. On décrit aussi, sous ce vocable alarmant, l’entêtement compulsif à se reconnecter incessamment, à consulter ses réseaux sociaux indéfiniment, à guetter sur ces réseaux la signalétique réjouissante de toute « notification ». On décrit enfin, plus gravement, la disparition des formes les plus élémentaires de la courtoisie, quand l’envie devient si forte qu’on ne peut s’empêcher de manipuler son téléphone, pour consulter messages et notifications, lors des dîners entre amis. Que dire aussi des effets inattendus de dépendance suscités par les applications de rencontre, des personnes égarées sur les réseaux sociaux pendant des heures, accordant plus de temps à leurs relations numériques qu’à leurs relations in vivo ? Que penser encore de ces pratiques numériques gargantuesques, de ces gens qui passent un temps considérable à errer sur YouTube d’une vidéo à l’autre, sur Twitter d’un tweet à l’autre ? Les effets pathologiques, d’abord marginaux mais en croissance, sont désormais connus et peu discutables[7] : désocialisation, conflits familiaux, difficultés scolaires, pour ne citer que les plus courants. Les psychiatres ont déterminé pour les enfants une partie du fléau sous le nom de « trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité ». La dépossession de soi guette donc l’usager des réseaux numériques qui n’y prendrait garde.
Il est indiscutable que nos vies sont de plus en plus « numérisées » et pour beaucoup d’entre nous, socialisation et politisation sont indiscernables de notre vie numérique. Y demeurer le maître de soi, résister aux illusions, aux mensonges de l’hubris, est une nécessité. La sensation de puissance au contact régulier des instruments connectés accroît ces illusions sans qu’on n’en mesure encore bien les effets. Qu’on songe seulement à la fierté qu’éprouvèrent des milliers d’anonymes qui ont envahi les réseaux sociaux de leur commentaire lorsque le président des États-Unis a été évincé d’une plate-forme incontournable le 8 janvier 2021 ! Une décision remarquable et digne d’attention n’était plus alors que le couronnement d’un combat chimérique mené à peu de frais par une masse d’utilisateurs qui se révélaient pour ce qu’ils étaient et demeurent encore : des tyrans coagulés et vainement associés par le jeu des circonstances personnelles et intéressées. Le terme « tyran » peut paraître excessif, mais il nous semble correspondre pour décrire ces individus qui n’observent et n’examinent le réel qu’à la mesure de leur volonté, de leurs désirs, de leurs souhaits, y compris les plus irréfléchis. S’il est si facile de se constituer en meute sur ces réseaux, c’est que l’horizon de toute lutte semble se cantonner à ce leitmotiv : la volonté de se conduire à sa guise sans se soucier de rien d’autre que le confort et la conservation de soi. Cette situation rend suspecte toute verticalité et a contribué à la propagation dans l’époque du relativisme généralisé, quand la figure du maître est par nature disqualifiée. Chacun étant libre alors de se choisir pour lui-même ses propres critères de jugement, quel besoin y a-t-il encore d’apprendre quoi que ce soit ?
Le jeune enfant du siècle se trouve donc confronté à une alternative. Alangui par les discours lénifiants, il peut se laisser tenter par les sirènes présentes et se jeter à l’eau pour n’être plus qu’un poisson parmi les autres, pétri de conformité aux canons de notre temps. Il peut également s’interroger et faire mieux, se hisser sur les épaules de géants qui ont précédé pour enfin, sur les réseaux numériques, avancer dans la pleine maîtrise de soi pour accepter de voir ce qu’il voit, pour bien nommer les choses et ainsi ne pas « ajouter au malheur du monde. »
[1] Macron, E. Révolution, XO éditions, 2016
[2] Du nom de l’anthropologue britannique Robin Ian MacDonald Dunbar.
[3] Descartes, René. Lettre du 12 septembre 1638, AT II, lettre CXLV.
[4] Sur ce sujet, lire Desmurget, M. La fabrique du crétin digital, Seuil, 2019.
[5] Carr, N. Internet rend-il bête ? Robert Laffont, 2011.
[6] Voir Bloom, A. L’âme désarmée Essai sur le déclin de la culture générale, Les Belles Lettres, 2019.
[7] Desmurget, M. La fabrique du crétin digital, Seuil, 2019.